• Jean-Philippe Schreiber
    Jean-Philippe Schreiber
    professeur à l’Université Libre de Bruxelles

La laïcité, au cœur du système belge

Le système belge de régu­la­tion des convic­tions est para­doxal : il est juri­di­que­ment sépa­ra­teur et, dans le même temps, cette sépa­ra­tion n’a pas été plei­ne­ment mise en œuvre. Motif pour lequel d’aucuns plaident aujourd’hui en faveur de son plein et entier accom­plis­se­ment. Car la Consti­tu­tion belge est révo­lu­tion­naire pour l’époque, quand elle est adop­tée, et instaure en 1831 une vraie sépa­ra­tion de l’Église et de l’État. Certes, les catho­liques sont majo­ri­taires, et les libé­raux pas encore anti­clé­ri­caux. Mais les uns comme les autres, pour des motifs discor­dants, plaident en faveur de la sépa­ra­tion. Pour les libé­raux, elle assu­rera la liberté de conscience et la primauté du pouvoir civil, contre toute ingé­rence du reli­gieux. Pour les catho­liques, elle libè­rera l’Église de toute tutelle poli­tique, et lui permet­tra de mettre à profit les liber­tés conquises par elle, notam­ment en matière d’enseignement.

Enten­dons-nous, il ne s’agit pas de neutra­lité. La sépa­ra­tion, c’est en quelque sorte la double neutra­lité : d’une part, l’État traite égale­ment toutes les reli­gions, sans en favo­ri­ser aucune ; d’autre part, les reli­gions sont libres à l’égard de l’État. C’est ce que le Consti­tuant belge inscrit dans la Loi fonda­men­tale il y a plus de 180 ans déjà, et qui a peu varié depuis. Certes, la Consti­tu­tion belge est très laïque et dans le même temps elle prévoit le finan­ce­ment des ministres du culte. Mais nombre de juris­con­sultes ont consi­déré que ce finan­ce­ment ne mettait pas en cause la sépa­ra­tion et n’en consti­tuait qu’une excep­tion. En revanche, l’article de la Consti­tu­tion qui stipule que le mariage civil précè­dera le mariage reli­gieux marque clai­re­ment la prépon­dé­rance abso­lue de la loi civile dans le texte de la Loi fondamentale.

Pour­tant, la sépa­ra­tion consti­tu­tion­nelle n’a jamais vrai­ment été accom­plie. Les motifs sont nombreux : ils sont dus à ce que Philippe Grol­let avait appelé la colo­ni­sa­tion de l’intérieur opérée en Belgique par l’Église, et qui a vu celle-ci dévoyer l’esprit de la Consti­tu­tion pour impo­ser son auto­rité morale et le poids de ses struc­tures. Et c’est bien entendu dans le domaine scolaire que cette poli­tique s’est le plus plei­ne­ment accom­plie. Dans le même temps, la situa­tion est plus complexe qu’il n’y paraît : d’abord parce que les prin­cipes consti­tu­tion­nels sont prati­que­ment inchan­gés depuis 1831, et donc toujours sépa­ra­teurs. Ensuite parce que la commu­nauté philo­so­phique non confes­sion­nelle a été recon­nue dans ce même texte consti­tu­tion­nel en 1993. Enfin parce que la Belgique a adopté une série de lois très progres­sistes (mariage pour tous, eutha­na­sie, bioé­thique…) qui ont en moins dix ans contri­bué à accé­lé­rer de manière saisis­sante la laïci­sa­tion de ce pays.

D’aucuns, dont je suis, consi­dèrent qu’à une époque où l’incroyance et la sécu­la­ri­sa­tion, comme la plura­li­sa­tion des convic­tions, dominent le paysage, il est temps de consa­crer cette laïci­sa­tion. Ce qui signi­fie­rait renon­cer au finan­ce­ment des cultes et de la laïcité orga­ni­sée, suppri­mer les cours de reli­gion à l’école offi­cielle et favo­ri­ser l’émergence d’un réseau unique d’enseignement, sous l’autorité des pouvoirs publics. Manière de consi­dé­rer que la laïcité n’est pas l’apanage de la famille de pensée huma­niste, mais plutôt le bien de tous.

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