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Florence Caeymaex,
philosophe
Regarder la mort pour mieux vivre
Florence Caeymaex, docteur en philosophie, est entre autres membre du comité consultatif de bioéthique de Belgique et codirectrice de l’unité de recherche Matérialité de la politique à l’ULg. Elle nous propose un regard philosophique sur la mort.
Salut & Fraternité : La mort est-elle un sujet philosophique fondamental ?
Florence Caeymaex : La philosophie parle de la mort avant tout parce qu’elle parle de la vie et que tous les vivants meurent. La question de la mort renvoie à comment vivre. Quand Socrate meurt entouré de ses disciples, il ne leur parle pas de ce qui lui arrive : il les encourage à bien vivre. Épicure, lui, cherche à délivrer de la crainte de la mort. Pour lui, le désir d’immortalité est un frein à pouvoir jouir de la vie.
Spinoza fait écho à Épicure. Son éthique définit ce qu’il appelle la sagesse de l’homme libre, qui « ne pense rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. » Il s’oppose à la conception chrétienne de l’époque, qui elle est une méditation sur la mort comme passage vers la « vraie » vie, éternelle.
L’existentialisme, lui, aborde la mort moins comme un accident biologique que comme une expérience, collective ou individuelle, du négatif. Qu’il s’agisse de mort, d’angoisse, de lutte, de guerre, ou simplement d’une action qui s’enlise, l’enjeu est de rouvrir l’espace du possible. C’est pourquoi Sartre définit la mort comme la possibilité de l’impossibilité : la mort est la fin de tout possible.
S&F : Notre société retarde cette fin définitive de plus en plus. Quelles en sont les conséquences sur notre conception de la mort ?
F.C. : Toutes les sociétés cherchent à apprivoiser la mort de deux manières : régler la séparation des vivants et des morts et permettre aux vivants de ne pas aller seuls vers la mort. Ce sont les objectifs des rites et des pratiques funéraires, des idées et des discours sur la mort, de ce système symbolique qui vise à donner sens à la mort.
Nos moyens techniques de repousser la mort transforment notre système symbolique. Nos sociétés modernes tendent à mettre la mort à l’écart, à la rendre moins visible. Elles exposent très peu les morts et les mourants au regard des vivants.
Mais ceci ne concerne que quelques sociétés pacifiées, minoritaires, où la violence et la maladie semblent maîtrisées. En Syrie ou en Somalie, les populations ont un tout autre rapport à la mort. Il y est courant de mourir sans secours, de côtoyer les cadavres. Même au sein de nos propres pays, il existe des zones d’exception où les gens sont exposés frontalement à la mort. Je pense notamment aux conditions des clandestins ou des sans-abri.
S&F : Certains discours immortalistes ou transhumanistes parlent de la mort comme d’une maladie à soigner. Ce discours est-il nouveau, et qu’apporte-t-il ?
F.C. : Non, ce n’est pas nouveau. Nombre de sociétés parlent de formes de vie au-delà de la mort, d’immortalité physique… Toutes les sociétés fabulent. Simplement, notre technologie qui prolonge, reproduit ou manipule le vivant alimente ces fables. Celles-ci répondent à nos angoisses et stimulent notre imagination, mais relèvent encore de la science-fiction. Ce sont des idées de luxe qui naissent dans nos sociétés privilégiées. Pour ceux qui vivent encore la mort comme quelque chose de violent et quotidien, ce rêve d’immortalité n’a pas de sens.
Toutes les sociétés fabulent. Simplement, notre technologie qui prolonge, reproduit ou manipule le vivant alimente ces fables. Celles-ci répondent à nos angoisses et stimulent notre imagination, mais relèvent encore de la science-fiction.
S&F : Imaginez que le comité de bioéthique soit sollicité à propos d’un traitement d’immortalité. Comment aborderiez-vous la situation ?
F.C. : Selon Michel Foucault, les sociétés modernes fonctionnent selon le principe de « faire vivre et laisser mourir » « Faire vivre » renvoie autant aux politiques hygiénistes qu’au recul de la peine de mort. Mais les décisions politiques impliquent aussi que certaines populations soient laissées de côté. Toute réflexion bioéthique doit en tenir compte.
Il faudrait demander aux auteurs de science-fiction de nous imaginer ce monde étrange, ultra stratifié et presque sans enfants. Cela pourrait nous aider à penser le nôtre.
Matériellement, une population immortelle qui se reproduirait à l’infini serait intenable. C’est difficile à penser mais j’y vois deux issues. L’une serait la guerre généralisée pour l’espace et les ressources. L’autre serait une restriction drastique, massive sur la reproduction humaine pour prévenir cette guerre. Comment et jusqu’où pourrait-on empêcher la reproduction humaine ? Qui reproduire ? Qui laisser vivre éternellement ? Décider politiquement — que ce soit autoritairement ou démocratiquement — de ces questions serait redoutable. Il faudrait demander aux auteurs de science-fiction de nous imaginer ce monde étrange, ultra stratifié et presque sans enfants. Cela pourrait nous aider à penser le nôtre.
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