- Xavier De Schutter,
historien des religions et collaborateur scientifique à l’ULB
L’avènement de l’homme amortel et athée ?
Il serait réducteur de ramener la religion à sa seule dimension eschatologique1. Il n’empêche que la promesse de survie constitue, selon les mots de Jankélévitch, « le désir métaphysique par excellence ». Schopenhauer exagérait à peine lorsqu’il écrivait que « toutes les religions sont, au premier chef, l’antidote que la raison (…) produit, par ses ressources propres, contre la certitude de la mort ».
La destinée de l’âme après la mort, tel est — presque toujours — le centre de la réflexion religieuse. Le voilà le fonds de commerce des religions : le refus de disparaître, la peur du néant, le désir d’une prolongation infinie de la vie, la volonté de retrouver dans l’au-delà ceux qui nous ont été chers ici-bas. De là naît le déni religieux qui transforme la fin en un commencement en affirmant qu’une part invisible de l’individu survit à la décomposition de son cadavre.
Les religions opposent les mortels aux Immortels (ou à l’éternel). Dès le IIe millénaire avant notre ère, l’épopée babylonienne de Gilgamesh clamait : « Lorsque les dieux ont créé l’humanité, c’est la mort qu’ils ont réservée aux hommes ; l’immortalité, ils l’ont gardée entre leurs mains. » La mortalité est la suprême injure que la nature adresse à l’être, elle est son incontournable imperfection. Inversement, l’immortalité est la première des perfections de(s) Dieu(x). D’ailleurs, lorsqu’ils meurent, c’est pour ressusciter, comme tout humain aimerait le faire pour peu qu’il aime la vie.
Jusqu’il y a peu, le rêve d’immortalité était un produit de la pensée religieuse : le corps est éphémère mais l’âme qui l’anime — tel est le sens étymologique du mot âme — est destinée à une survie. Les progrès de la science sont peut-être en train de modifier la donne.
Jusqu’il y a peu, le rêve d’immortalité était un produit de la pensée religieuse : le corps est éphémère mais l’âme qui l’anime — tel est le sens étymologique du mot âme — est destinée à une survie. Les progrès de la science sont peut-être en train de modifier la donne. Notre longévité ne cesse d’augmenter et les généticiens nous affirment qu’ils seront un jour capables de dresser une carte de nos gènes de façon à éliminer les maladies, voire à nous rendre immortels ! Tel est l’espoir de ceux qui demandent que leur dépouille soit plongée dans un bain d’azote liquide à ‑196°C. Cette cryogénisation a un coût et est surtout accessible aux fortunés. Il s’agit de stopper la dégradation des cellules dans l’espoir que la science parviendra un jour à réanimer le défunt et à lutter contre le vieillissement des cellules. Rassemblés en une « société d’immortalistes », les adeptes de cette pratique n’aspirent pas tant à l’immortalité de l’âme dans l’au-delà mais placent leur confiance — leur foi — dans la science censée les rendre immortels ou plus exactement amortels en leur corps même. Ce qui jadis était espéré pour l’âme immatérielle l’est désormais pour le corps matériel. Les cryogénisés attendent paisiblement leur réveil dans leur capsule d’azote, comme si la mort n’était qu’un mal provisoirement incurable.
Il s’agit d’une révolution : autrefois, l’immortalité ne se concevait qu’au ciel. La mort était vue comme une délivrance de l’âme débarrassée de son encombrante enveloppe charnelle, tandis qu’être immortel sur terre était considéré comme une damnation prométhéenne. Souvenons-nous du mythe de Tithonos à qui Zeus avait accordé l’immortalité mais non l’éternelle jeunesse. Vieilli et tout ratatiné, son existence lui était devenue insupportable. Tel est aussi le message des légendes du Juif errant, du Hollandais volant, de Kundry dans Parsifal ou de tous ceux qui ont vendu leur âme au diable pour obtenir l’immortalité, apanage des dieux.
Les progrès de la science seraient-ils en train d’inverser les rôles ? Alors que la philosophie a clamé la mort de celui que l’on avait cru immortel, Dieu, l’amortalité de l’homme serait-elle, pour la première fois dans l’histoire, en passe de devenir un but désirable et réalisable ?
Les progrès de la science seraient-ils en train d’inverser les rôles ? Alors que la philosophie a clamé la mort de celui que l’on avait cru immortel, Dieu, l’amortalité de l’homme serait-elle, pour la première fois dans l’histoire, en passe de devenir un but désirable et réalisable ? « Dieu est mort et l’homme amortel l’a enterré » sera-t-il peut-être inscrit en exergue dans la future édition de Nietzsche que lira l’amortel du siècle prochain. Débarrassé de sa finitude temporelle, gageons qu’il n’aurait plus de prières à adresser à tous ces Dieux prometteurs d’un rêve désormais réalisé. Athée car amortel, il pourrait se consacrer à des rêves plus utiles. Comme, par exemple, rendre ses frères humains plus heureux sur une terre surpeuplée par tous ces gens qui refusent de mourir.
- Eschatologique : Qui a rapport aux fins dernières de l’homme (Source : Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales – http://www.cnrtl.fr)
- Xavier De Schutter a publié plusieurs ouvrages traitant du sujet : Le destin lunaire de l’âme, Espace de Libertés, 2006 ; Délices et supplices de l’au-delà, Mols et Descle-De Brouwer, 2010 ; Les tribulations de l’âme, Mols, 2014