• Didier Vrancken
    Didier Vrancken
    professeur de Sociologie à l’Université de Liège et co-directeur de la Maison des Sciences de l’Homme-ULg

Lassitude de la solidarité et montée de relents populistes

Un véri­table phéno­mène de « lassi­tude de la soli­da­rité » s’est emparé de la popu­la­tion, plus parti­cu­liè­re­ment auprès des publics nés et ayant étudié, vécu, travaillé sous le regard bien­veillant des États-provi­dence occi­den­taux. Les problèmes récur­rents liés à l’emploi, le main­tien d’un chômage de longue durée, les craintes pesant sur l’avenir des retraites et l’émergence de poches de pauvreté ont contri­bué à éroder la confiance en nos régimes de protec­tion sociale. 


À la croyance en de meilleurs lende­mains pour les géné­ra­tions futures ont fait place le désar­roi, le ressen­ti­ment, voire la peur de l’autre. Un profond doute s’est installé quant à la capa­cité des programmes sociaux de conti­nuer à assu­rer non seule­ment une qualité de vie mais aussi une égalité de posi­tions et de places au plus grand nombre.

Une soli­da­rité en déliquescence

Les dernières élec­tions euro­péennes ont illus­tré combien la plupart des pays sont désor­mais traver­sés par un même mouve­ment : les groupes les plus inté­grés ne souhaitent plus « payer » aveu­glé­ment pour les plus pauvres ! Dans de nombreux pays rela­ti­ve­ment pros­pères, comme la Norvège ou la Suisse (pays toute­fois hors Union euro­péenne), s’observerait une tendance au « chau­vi­nisme du bien-être ». Celle-ci se traduit notam­ment par la montée de votes popu­listes expri­mant tant une fierté à l’égard d’une pros­pé­rité préser­vée qu’une peur face à la mondia­li­sa­tion et à l’immigration, toutes deux perçues comme de véri­tables menaces planant sur le bien-être des autochtones.

Au-delà, nous assis­tons, partout en Europe, à une montée de partis popu­listes, voire d’extrême droite ou d’une droite très conser­va­trice parfois héri­tière de toute une longue tradi­tion histo­rique. Ces diffé­rents partis atteignent désor­mais des scores non négli­geables et pèsent sur le jeu poli­tique quand ils ne se retrouvent pas clai­re­ment au pouvoir (comme la N‑VA en ce moment en Belgique !). Il est certes peu aisé de tirer des lignes d’interprétation d’un phéno­mène aussi géné­ral et autant tribu­taire des spéci­fi­ci­tés natio­nales et régio­nales. Mais rete­nons que le discours popu­liste et xéno­phobe de la plupart de ces partis s’appuie souvent sur l’identification d’un double péril.

Alors que la plupart de ces partis popu­listes ont été histo­ri­que­ment et très long­temps hostiles à toute inter­ven­tion de l’État en matière écono­mique, force est de consta­ter qu’ils ont consi­dé­ra­ble­ment revu leur posi­tion en prenant souvent fait et cause pour la défense des travailleurs fragi­li­sés par la désin­dus­tria­li­sa­tion et la crise de l’emploi.

L’Union euro­péenne, tout d’abord. À leurs yeux, elle incarne souvent une véri­table menace pour la souve­rai­neté des États. L’immigration ensuite. Perçue à travers la pres­sion conti­nue qu’elle exer­ce­rait sur les dépenses sociales au détri­ment des autoch­tones, elle serait jugée comme étant à l’origine d’un péril pour les fonde­ments et l’équilibre budgé­taire des États. Elle est encore iden­ti­fiée comme une menace pour les valeurs, les croyances, les tradi­tions autoch­tones notam­ment face à la montée de l’islam. Alors que la plupart de ces partis popu­listes ont été histo­ri­que­ment et très long­temps hostiles à toute inter­ven­tion de l’État en matière écono­mique, force est de consta­ter qu’ils ont consi­dé­ra­ble­ment revu leur posi­tion en prenant souvent fait et cause pour la défense des travailleurs fragi­li­sés par la désin­dus­tria­li­sa­tion et la crise de l’emploi. Certains n’ont d’ailleurs pas hésité à insis­ter sur la néces­sité du main­tien d’une puis­sance publique natio­nale suffi­sam­ment protectrice.

Travailleurs actifs versus « inutiles » à exclure

La lassi­tude de la soli­da­rité condamne, humi­lie, isole et parfois éructe. Elle ne construit pas un monde commun !

Cette volonté de préser­ver un modèle de déve­lop­pe­ment et de pros­pé­rité s’accompagne d’un vaste mouve­ment critique d’inspiration néoli­bé­rale en appe­lant à la fin des « dépenses inutiles » et des « rigi­di­tés bureau­cra­tiques » au nom de plus de liber­tés indi­vi­duelles. Là où l’extrême droite du XXe siècle s’attaquait clai­re­ment aux fonde­ments du libé­ra­lisme et de l’économie de marché, le discours contem­po­rain des partis popu­listes prend acte du fait libé­ral. Tout en misant sur le main­tien de protec­tions fortes, ces partis en appellent in fine à un régime de poli­tiques sociales renou­ve­lées autour de travailleurs actifs qui s’impliquent davan­tage, travaillent, méritent et se lèvent tôt, plutôt qu’à un modèle jugé trop passif, trop collec­ti­viste, voire trop coûteux, devant rompre avec ceux et celles qui semblent évoluer aux crochets de la bien­fai­sance publique. Se verraient direc­te­ment visés les publics à leurs yeux inca­pables de produire les efforts néces­saires pour s’intégrer au marché de l’emploi, aux valeurs et à la culture des autoch­tones. Les groupes les plus inté­grés à la société appa­raissent de moins en moins enclins à payer aveu­glé­ment pour ceux et celles – chômeurs de longue durée, familles mono­pa­ren­tales, béné­fi­ciaires de l’aide sociale, personnes peu quali­fiées, jeunes isolés, immi­grés en parti­cu­lier en prove­nance de pays musul­mans, personnes âgées isolées et précaires – qui ne leur semblent plus contri­buer à la richesse collec­tive puisqu’ils ne partagent même plus ce triste privi­lège d’être exploi­tables. Parfois, les attaques portées le sont pour des raisons linguis­tiques et/ou cultu­relles. Les inutiles au monde deviennent alors par exemple les Italiens du sud ou les Wallons trop fainéants. La lassi­tude de la soli­da­rité condamne, humi­lie, isole et parfois éructe. Elle ne construit pas un monde commun !


Didier Vran­cken est l’auteur de l’ouvrage Le Crépus­cule du social, publié en 2002 et réédité en 2014.

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