• Gaëlle Jeanmart
    Gaëlle Jeanmart
    philosophe

Travail et bonheur, un couple heureux ?

Gaëlle Jean­mart est philo­sophe de forma­tion. Après s’être consa­crée à la recherche au sein de l’Université de Liège, elle a fondé l’association Philo­Cité1. Celle-ci sort la philo­so­phie des carcans acadé­miques et la met à portée du plus grand nombre, notam­ment des jeunes publics. Dans ce cadre, elle s’est inté­res­sée au monde du travail dans une brochure inti­tu­lée « Le travail comme police sociale2 ».

Salut & Frater­nité : Le travail fait-il le bonheur ?

Gaëlle Jean­mart : Aujourd’hui, des liens peuvent exis­ter entre le bonheur et le travail. Le premier est souvent assi­milé à la réus­site sociale. Une vie sans travail est donc diffi­ci­le­ment consi­dé­rée comme heureuse. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Dans l’Antiquité grecque, ces deux sphères étaient bien étanches. Le bonheur était alors entendu dans le sens d’une « vie bonne » basée sur la morale et la vertu. Ce qui réali­sait le plus complè­te­ment un homme était l’utilisation de sa capa­cité intel­lec­tuelle, de sa raison. Or, celle-ci n’était aucu­ne­ment solli­ci­tée dans le cadre du travail, qui était consi­déré comme une acti­vité desti­née à assu­rer la survie et donc, par là-même, déva­lo­ri­sante. Les Grecs pensaient en effet que le travail trans­for­mait l’esprit et abrutissait.

S&F : Cette concep­tion change à l’ère chrétienne…

G.J. : Dans la genèse, le travail est un châti­ment lié au péché origi­nel : c’est la douleur, la souf­france, l’effort. D’ailleurs, d’un point de vue étymo­lo­gique, le mot vient du latin « tripa­lium » qui est un instru­ment de torture à trois pieux.  Mais le travail est aussi la voie de la rédemp­tion. Il sert à remplir l’esprit afin de ne pas lais­ser le vice s’y instal­ler. En ce sens, il devient une vertu. Une telle concep­tion se trouve encore dans nos valeurs actuelles : être travailleur, ce n’est pas une insulte, mais un compliment.

Dans la genèse, le travail est un châti­ment lié au péché origi­nel : c’est la douleur, la souf­france, l’effort. D’ailleurs, d’un point de vue étymo­lo­gique, le mot vient du latin « tripa­lium » qui est un instru­ment de torture à trois pieux.  Mais le travail est aussi la voie de la rédemption.

S&F : Le lieu de travail serait davan­tage un lieu de souf­frances, plus que de bonheur. Comment expli­quer cela ?

G.J. : Je vois plusieurs causes. D’abord, les méthodes de mana­ge­ment trans­forment le travail en une affaire de gestion plus que de savoir-faire. Ensuite, les tech­niques contem­po­raines permettent une surveillance accrue de tous instants du travail indi­vi­duel. Ce sont des méthodes que même les syndi­cats en Belgique utilisent ! L’adoption du « lean mana­ge­ment » et ses mots d’ordre impi­toyables, à savoir aucun gaspillage, aucun déchet, aucun temps mort, va égale­ment dans ce sens. Si le travail est d’une impor­tance capi­tale pour une vie réus­sie et la construc­tion de l’identité person­nelle, il est aussi le lieu de souf­frances, d’absence de recon­nais­sance d’efforts qui mènent à des mala­dies physiques et psychiques.

S&F : Vous avez écrit « Être sans travail c’est à la fois être inutile, sans valeur et sans droit ».

G.J. : Aujourd’hui, on a l’impression que le travail orga­nise le partage de toute la société. C’est vrai entre pauvreté et richesse, mais aussi entre personnes éduquées et sans éduca­tion, entre valeur sociale et para­si­tisme, entre réali­sa­tion de soi et néga­tion de soi ou dépres­sion. Il faut travailler pour réus­sir sa vie, mais c’est diffi­cile ! Ce para­doxe est problé­ma­tique en termes sociaux : ceux qui souffrent au travail contri­buent aussi à déni­grer « les pares­seux qui ne travaillent pas ». Il crée des frac­tures sociales puisque, quand quelqu’un souffre au travail, il n’a certai­ne­ment pas envie de compa­tir envers ceux qui souffrent de ne pas en avoir. En résulte un climat social délé­tère qui engendre le manque de tolé­rance à l’égard des chômeurs ainsi que l’affaiblissement de la soli­da­rité. C’est effec­ti­ve­ment inquiétant.

Aujourd’hui, on a l’impression que le travail orga­nise le partage de toute la société. C’est vrai entre pauvreté et richesse, mais aussi entre personnes éduquées et sans éduca­tion, entre valeur sociale et para­si­tisme, entre réali­sa­tion de soi et néga­tion de soi ou dépres­sion. Il faut travailler pour réus­sir sa vie, mais c’est difficile !

S&F : Qu’en est-il du temps de loisir comme moment de bien-être ?

G.J. : Aujourd’hui, le loisir est un petit espace qui reste au-delà du travail et des tâches ména­gères. Mais il doit être davan­tage que cette micro-respi­ra­tion. Il doit être un temps qui dure et qui permet de souf­fler mais aussi de penser, de réflé­chir à d’autres ques­tions. Or, par exemple, les vacances doivent être renta­bi­li­sées et donc il faut se dépê­cher de visi­ter un maxi­mum du pays de desti­na­tion. Un tel constat met en lumière le fait que, quand l’alternance entre travail et loisir est telle­ment prenante, ce dernier finit par devoir être opti­misé et par être soumis au même régime que le travail.


  1. Pour en savoir plus sur Philo­Cité : www​.philo​cite​.eu
  2. La brochure « Le travail comme police sociale » est une produc­tion du Centre de dyna­mique des groupes et d’analyse insti­tu­tion­nelle (CDGAI).
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