• Robert Castel
    Robert Castel

Un monde du travail marqué par les antagonismes

Le socio­logue Robert Castel, ancien Direc­teur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, étudie le monde du travail depuis les années '80. Auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, il nous livre ici sa vision des trans­for­ma­tions subies depuis une quaran­taine d’années.


S&F : Peut-on encore parler de classes sociales aujourd’hui ?

Robert Castel : Aujourd’hui, en France comme dans les prin­ci­paux pays d’Europe, je préfère parler d’antagonismes, de clivages qui font penser à des rapports de classes. Car nous ne vivons pas dans une société apai­sée. Certes la classe ouvrière, comme la décrit Marx, a éclaté. Elle n’est plus au centre de la produc­tion et elle n’est plus porteuse, en soi, d’une alter­na­tive radi­cale comme elle a pu l’être aupa­ra­vant. Les ouvriers sala­riés sont deve­nus mino­ri­taires, surplom­bés par les cadres, les profes­sions inter­mé­diaires ou encore diffé­rentes caté­go­ries de fonc­tion­naires. Mais les anta­go­nismes sociaux, eux, persistent. Toute­fois, ils se redis­tri­buent autre­ment et d’une manière beau­coup plus complexe que par le passé.

Les ouvriers sala­riés sont deve­nus mino­ri­taires, surplom­bés par les cadres, les profes­sions inter­mé­diaires ou encore diffé­rentes caté­go­ries de fonc­tion­naires. Mais les anta­go­nismes sociaux, eux, persistent.

S&F : En quoi la situa­tion est-elle plus complexe que sous le capi­ta­lisme industriel ?

R.C. : Ce nouveau capi­ta­lisme qui se déploie depuis les années ‘70 s’inscrit dans une dyna­mique de gagnants et de perdants. Il y a des gens qui s’enrichissent scan­da­leu­se­ment et il y a des gens paumés dans une situa­tion de préca­rité et de pauvreté. Ces gagnants et ces perdants forment deux pôles qui aimantent la société et parti­cu­liè­re­ment les caté­go­ries inter­mé­diaires, les classes moyennes. Une carac­té­ris­tique marquante des anta­go­nismes aujourd’hui est que toutes les caté­go­ries sociales pensent qu’elles ont beau­coup à perdre et à préserver.

CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Sylvain Collet

S&F : Vous avez abordé la ques­tion du « préca­riat » ? Comment peut-on le caractériser ?

R.C. : L’emploi, à la fin du capi­ta­lisme indus­triel, était prati­que­ment assuré avec la préémi­nence des contrats à durée indé­ter­mi­née (CDI), d’un salaire mini­mum garanti, d’un droit du travail et à la retraite. Aujourd’hui, ce statut de l’emploi n’est plus du tout hégé­mo­nique. La personne qui travaille ne béné­fi­cie plus néces­sai­re­ment des contre­par­ties maté­rielles assu­rées ou rele­vant de droits sociaux comme c’était le cas aupa­ra­vant. Ces avan­tages permet­taient une certaine indé­pen­dance sociale des indi­vi­dus une fois qu’ils accé­daient à un emploi.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui avec la multi­pli­ca­tion de travailleurs pauvres et de diffé­rentes formes d’emplois à temps partiels, inter­mit­tents et qui gagnent les diffé­rentes couches sociales. Désor­mais, nous savons tous que la préca­rité n’est plus néces­sai­re­ment un mauvais moment à passer, elle devient pour beau­coup une sorte de condi­tion perma­nente. Je propo­sais d’ailleurs le terme « préca­riat » pour le compa­rer au « sala­riat » auquel il est infé­rieur et qui se déve­loppe au-dessous de lui.

S&F : Et ceux et celles qui font partie de la classe dominante ?

R.C. : Le capi­ta­lisme indus­triel ne propo­sait évidem­ment pas une société d’égalité. Il y avait des diffé­rences de reve­nus et de posi­tions sociales, impor­tantes, mais à peu près tous les sala­riés béné­fi­ciaient des mêmes droits. Entre un cadre supé­rieur et un ouvrier spécia­lisé, l’un était beau­coup plus riche mais les deux béné­fi­ciaient du droit à la retraite. Ils étaient placés sur « un conti­nuum diffé­ren­cié de posi­tions » : il y avait des inéga­li­tés de salaires mais ils faisaient société ensemble par un mini­mum d’échanges et de rela­tions d’interdépendance. Aujourd’hui, les deux bouts de la chaîne semblent vivre sur des planètes diffé­rentes, sans rela­tions d’interdépendance entre les deux.

De nos jours, le prin­ci­pal danger est la dislo­ca­tion sociale qui se propage à travers la préca­ri­sa­tion des condi­tions sociales. De plus en plus de gens sont de plus en plus dans une situa­tion de vulné­ra­bi­lité où ils ne peuvent rien domi­ner, ils ne peuvent pas se défendre et ils ne peuvent pas lutter.

S&F : Quelles sont les pers­pec­tives par rapport à ce monde de tensions et d’antagonisme de classes ?

R.C. : Aujourd’hui, la menta­lité a changé. Il y a quarante ans, tout le monde pensait qu’on allait vers un progrès. Demain parais­sait devoir être meilleur qu’aujourd’hui. Main­te­nant, pour beau­coup, l’avenir est incertain.

De nos jours, le prin­ci­pal danger est la dislo­ca­tion sociale qui se propage à travers la préca­ri­sa­tion des condi­tions sociales. De plus en plus de gens sont de plus en plus dans une situa­tion de vulné­ra­bi­lité où ils ne peuvent rien domi­ner, ils ne peuvent pas se défendre et ils ne peuvent pas lutter. Il y a urgence à se mobi­li­ser contre cette dynamique.

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