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Jonathan Piron,
coordinateur du Centre de recherche et d’étude politique (CREP)
Partis politiques et uniformisation idéologique : de la défiance à la quête de sens
Les partis politiques occupent une position fondamentale dans les démocraties occidentales actuelles. Cependant, ils connaissent, depuis plusieurs années, une baisse de confiance quant à leur rôle et place dans la société. La Belgique n’échappe pas à la règle. Les récentes élections dans le pays ont souvent eu comme commentaires, de la part de nombreux observateurs, celui d’une uniformisation progressive du discours politique. Cette uniformisation se traduirait par une homogénéisation des programmes, dans lesquelles les distinctions idéologiques et politiques se réduiraient à des différences difficilement perceptibles pour les citoyens. Qu’en est-il réellement ?
Une démocratie du « bout de souffle? »
L’image des partis a évolué. Alors que leur rôle traditionnel vise à intégrer les citoyens dans la vie politique et à contribuer à l’élaboration des programmes, de plus en plus, au cours des dernières années, les partis dits « traditionnels » se sont orientés vers une formation des élites et une stratégie de conquête du pouvoir. La lutte politique se fait dès lors moins dans le champ des valeurs idéologiques que dans celui du marketing politique. La présentation prime in fine sur la substance.
Dès lors, face à la difficulté de proposer de grandes solutions aux problèmes de société et à une fragmentation progressive de l’électorat, les partis se sont repliés sur l’élaboration de discours rassembleurs, dans une nouvelle logique de conquête du pouvoir. Les projets d’avenir tendent ainsi vers une uniformisation, où seules subsistent certaines nuances en fonction des étiquettes politiques3
Comment comprendre ce phénomène général en Europe Occidentale? Plusieurs causes peuvent être avancées. Avec la fin des idéologies, le phénomène de mondialisation et le développement de la « démocratie de marché1 », le monde est devenu, pour les citoyens, moins lisible et plus complexe. Face à cette difficulté de décoder les changements globaux, un doute croissant s’est installé de la part des électeurs envers les élus et leurs capacités non seulement de peser sur les modifications en cours, mais surtout de parvenir à tenir des promesses électorales dont les enjeux dépassent les seules réalités nationales. Face à ce constat négatif, citoyens et partis politiques semblent s’être résignés à privilégier les intérêts immédiats aux intérêts réels, aboutissant à ce qu’Herbert Marcuse appelle « l’enfermement de l’univers politique2 ». Dès lors, face à la difficulté de proposer de grandes solutions aux problèmes de société et à une fragmentation progressive de l’électorat, les partis se sont repliés sur l’élaboration de discours rassembleurs, dans une nouvelle logique de conquête du pouvoir. Les projets d’avenir tendent ainsi vers une uniformisation, où seules subsistent certaines nuances en fonction des étiquettes politiques3. Ces modifications entraînent une nouvelle définition du rôle du citoyen, qui se réapproprie le vote davantage comme l’instrument d’une sanction face à la législature écoulée que comme une adhésion aux projets programmatiques exposés. L’époque est ainsi celle du citoyen-consommateur, qui ne se tourne plus vers l’État pour engager son avenir, et lui promettre des « lendemains qui chantent », mais plutôt pour consolider son présent et ses intérêts privés4. Face à ce phénomène, les partis souhaitant occuper le pouvoir sont condamnés à suivre les mouvements de la société plutôt que les adapter. La lutte programmatique est ainsi confinée dans un espace restreint, au centre de l’échiquier politique amenant à la fois perte d’originalité politique et uniformisation idéologique.
Démocratie de projet versus démocratie de rejet
Comment contourner dès lors cette impolitisation croissante des partis politiques ? Peut-être à travers ce que Pierre Rosanvallon appelle les « travaux de la démocratie »: la production d’un monde lisible, la symbolisation du pouvoir et la mise à l’épreuve des différences sociales5.
En effet, gouverner ne signifie pas seulement organiser la société et planifier rationnellement l’usage des ressources. Il s’agit d’abord de rendre le monde intelligible et de permettre au citoyen d’agir et de se diriger efficacement. Redonner aux citoyens la capacité de croire en leurs actions, bref repolitiser la démocratie, en est une étape essentielle, en permettant de dépasser le sentiment d’impuissance et la crise de sens rencontrés aujourd’hui. Il s’agit également de dépasser les modèles d’exercices politiques existants, autour des schémas traditionnels d’État-nation ou de systèmes représentatifs, qui ne sont plus les seuls et uniques lieux d’exercice de la démocratie. En insistant notamment sur les nouveaux sens symboliques que peuvent occuper des idéaux comme celui de la citoyenneté européenne, dans une Europe réellement démocratique, une nouvelle forme de réflexion idéologique peut s’affirmer. Il s’agit enfin de redonner sens à l’action politique, notamment au travers d’un meilleur projet citoyen, en insistant plutôt sur la qualité de la participation, que sur la quantité. En effet, la participation des citoyens dans les associations et mouvements participatifs, tels que ONG ou mouvements de quartier, est plus vivante que jamais. Or, leur accroissement en dehors de tout rôle réellement effectif rend caduc le poids que ces motivations participatives pourraient jouer. Insister sur un meilleur équilibre entre État et société civile, entre représentation et participation/délibération peut contribuer à ce processus d’action politique.
(…) la participation des citoyens dans les associations et mouvements participatifs, tels que ONG ou mouvements de quartier, est plus vivante que jamais. Or, leur accroissement en dehors de tout rôle réellement effectif rend caduc le poids que ces motivations participatives pourraient jouer. Insister sur un meilleur équilibre entre État et société civile, entre représentation et participation/délibération peut contribuer à ce processus d’action politique.
Bref, il s’agit au final de contourner les éléments négatifs du processus d’uniformisation en cours, afin de parvenir à créer de nouveaux instruments positifs d’action.
Tous ces travaux de la démocratie contribueraient ainsi à l’établissement d’une démocratie de projet, parvenant enfin à resserrer les liens entre représentants et représentés, et à peut-être permettre à nouveau la réflexion et la confrontation idéologiques. Les grandes crises ont souvent permis à la démocratie de se réinventer. Cette opportunité est donc peut-être à saisir.
- Jean-Paul Fitoussi, « Démocratie et mondialisation », in Revue de l’OFCE, Hors-série, Paris, OFCE, 2002, p. 7.
- Herbet Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, p. 45.
- Florence Faucher-King, « Dans les partis politiques », in Projet, n° 284, Paris, CERAS, 2005, p. 59.
- Olivier Starquit, L’individu privatisé, Bruxelles, Espace de Libertés, 2009, p. 7.
- Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, Paris, Seuil, 2006, p. 312-313.