• Mathieu Bietlot
    délégué à Bruxelles Laïque

DE L’INTÉRÊT DE LA LAÏCITÉ EN TEMPS DE CRISE

Lorsque la popu­la­tion entend aujourd’hui parler de laïcité, c’est trop souvent à travers des polé­miques média­tiques qui se foca­lisent sur quelques cas de femmes portant le foulard isla­mique. Cette pola­ri­sa­tion voile des ques­tions et enjeux bien plus fonda­men­taux. Elle trahit l’impuissance d’une société en crise à rele­ver ses défis. Une crise aux multiples dimen­sions dont l’affirmation iden­ti­taire de certains migrants peut être vue comme un symptôme.

Ces deux dernières années, le monde a été boule­versé par une crise finan­cière aiguë. À bien y regar­der, cet épisode n’est qu’une pointe exacer­bée d’un proces­sus récur­rent. Cela fait près de quarante ans (en gros, depuis le choc pétro­lier de 1973) qu’on nous bassine avec cette crise écono­mique. Si les réali­tés sociales confirment cette crise, le discours domi­nant ne corres­pond nulle­ment à la réalité écono­mique de ces dernières décen­nies où le capi­ta­lisme s’est trouvé floris­sant1. Cheval de bataille du néoli­bé­ra­lisme triom­phant pour légi­ti­mer des poli­tiques sociales et écono­miques dites d’austérité, la crise semble avoir bon dos. Elle est deve­nue un mode de gouver­ne­ment2.

Les effets de cette crise et des poli­tiques qu’elle inspire sont pour le moins problé­ma­tiques. Les inéga­li­tés se creusent. Les exclu­sions se multi­plient. Le tissu social se frag­mente. Un nombre crois­sant de citoyens vivent dans la misère et sentent leur dignité bafouée. La peur règne, l’angoisse taraude, les frus­tra­tions s’accumulent. Elles entraînent une tendance au repli sur soi et au rejet de l’autre. On observe un net recul des soli­da­ri­tés tant insti­tu­tion­nelles qu’interindividuelles. Des poli­tiques répres­sives s’imposent pour conte­nir les effets de la crise et compen­ser le déman­tè­le­ment des acquis sociaux, lui-même justi­fié par la réces­sion écono­mique… Au nom de la crise, de l’état d’urgence ou de l’insécurité, une série de restric­tions des droits et des liber­tés passent comme des lettres à la poste (bien­tôt priva­ti­sée). Dans un tel contexte, des indi­vi­dus peuvent être tentés de se réfu­gier dans des solu­tions de fuite vers des para­dis arti­fi­ciels ou eschatologiques.

L’ensemble de ces données offre du pain béni pour les gourous et boni­men­teurs de tous poils qui proposent des réponses simplistes et trom­peuses. Il crée un terreau fertile pour le bour­geon­ne­ment des sectes, le retour du reli­gieux et des valeurs réac­tion­naires, ou encore la montée en puis­sance du popu­lisme et de l’extrême droite qui ont toujours exploité les frus­tra­tions pour saper les bases de la cohé­sion sociale. Pour contrer ces diverses évolu­tions, il nous semble primor­dial de défendre un état, des insti­tu­tions et des poli­tiques publiques animés par les prin­cipes d’intérêt géné­ral, d’égalité, de justice sociale, de soli­da­rité et de protec­tion des plus dému­nis. Ce sont les bases d’un état de droit. Le prin­cipe de sépa­ra­tion des églises et de l’état en est à la fois consti­tu­tif et garant.

En effet, dans un tel régime, les insti­tu­tions et services publics traitent tous les citoyens sans discri­mi­na­tions et remplissent leur mission de manière impar­tiale. Ils oeuvrent à corri­ger les inéga­li­tés de fait et à orga­ni­ser la co-exis­tence harmo­nieuse de toutes les compo­santes de la société autour de prin­cipes fonda­men­taux qui garan­tissent à toutes et tous la pléni­tude de leurs droits et devoirs de citoyen.

(…) dans une telle situa­tion de crise et de perte de repères, il importe de faire la part entre les ques­tions qui appellent des réponses poli­tiques et celles plus propices à des réponses spiri­tuelles. Les premières sont valables pour tous et oeuvrent au bien commun, les secondes relèvent de la sensi­bi­lité et de l’intimité de chacun. Cette distinc­tion est la clé de voûte de la laïcité politique.

Enfin, dans une telle situa­tion de crise et de perte de repères, il importe de faire la part entre les ques­tions qui appellent des réponses poli­tiques et celles plus propices à des réponses spiri­tuelles. Les premières sont valables pour tous et oeuvrent au bien commun, les secondes relèvent de la sensi­bi­lité et de l’intimité de chacun. Cette distinc­tion est la clé de voûte de la laïcité poli­tique. Elle a été inven­tée pour mettre fin à l’ingérence des pouvoirs reli­gieux dans la déci­sion poli­tique. Ne faudrait-il pas aujourd’hui élar­gir le concept pour réfré­ner l’immixtion crois­sante des puis­sances écono­miques – rele­vant de la sphère privée – dans la gestion de la chose publique ? Une reprise de contrôle de l’économie par le poli­tique en vue d’une répar­ti­tion plus juste des coûts et des béné­fices n’est-elle pas indis­pen­sable à l’épanouissement de la démo­cra­tie ? Ne corres­pond-elle pas au projet laïque d’une société plus juste, plus libre, plus égale et plus solidaire ?


  1. Boltanski et Chapello montrent, chiffres à l’appui, que si la crois­sance s’est ralen­tie, les reve­nus du capi­tal n’ont cessé d’augmenter, les oppor­tu­ni­tés d’investissements avec des taux de profits toujours plus élevés se sont multi­pliées au cours des années ’80 et ’90. La crise écono­mique concerne ainsi moins l’économie en tant que telle que la répar­ti­tion (Boltanski Luc et Chia­pello Eve, Le nouvel esprit du capi­ta­lisme, Paris, Galli­mard, 1999, pp. 19–24).
  2. Cf. le n°30 de la revue Lignes : « De la crise comme méthode de gouver­ne­ment », nouvelles éditions Lignes, octobre 2009.
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