• Cécile Parthoens
    directrice adjointe au Centre d’Action Laïque de la Province de Liège

La participation citoyenne au service de la démocratie ?

Pour jouer son rôle le plus ambitieux et ne laisser personne sur le bord de la route, la démocratie a besoin de se nourrir de l’ensemble des composantes de la société. Dans nos sociétés de plus en plus cosmopolites, aujourd’hui encore plus qu’hier probablement, l’implication de la pluralité des citoyens dans l’élaboration des normes du vivre ensemble est un enjeu crucial.

 Aussi, « la participation citoyenne » s’impose aujourd’hui dans la réflexion collective comme un critère de bonne gouvernance et on ne peut que s’en réjouir. Mais, notre expérience de terrain, notamment depuis 12 ans dans le quartier du Molinay à Seraing, nous incite à une certaine vigilance quant aux modalités d’application et objectifs attribués à la participation citoyenne. S’intéresser au quotidien à la participation citoyenne, c’est être confronté à une série de questions centrales pour éviter les risques d’une confiscation ou d’une disqualification de celle-ci. Elles se posent en tout cas de manière interpellante pour la participation de la grande majorité de nos concitoyens qui ne s’inscrivent pas déjà dans un processus collectif d’actions ou de réflexions sur les normes du « vivre ensemble ».

La volonté d’une meilleure gouvernance par la participation citoyenne se traduit souvent par une rencontre plus directe entre citoyens et élus (que ce soit sous forme de réunions plénières ou par voies de consultations écrites). Dans ce cadre, les réalités de terrain nous imposent au moins deux questions : Comment faire pour que ces rencontres, ces moments de dialogue citoyens-élus ne soient pas l’occasion d’une simple succession de revendications individuelles parfois contradictoires et rarement réfléchies en termes de bien-être collectif ? Il ne faut en effet pas se leurrer et de multiples expériences en ont fait les frais, il n’y a aucune raison objective pour que des citoyens formatés dans une société régie par la réussite individuelle adoptent spontanément une réflexion empreinte d’intérêts collectifs ! Pour les partisans d’une société basée sur l’idée de fraternité, il est crucial de répondre à cette question sans quoi, une participation citoyenne constituée d’une somme d’intérêts individuels a toutes les chances de produire un discours pollué par des demandes d’exclusion et des réflexes protectionnistes.

Le rôle du citoyen prend plusieurs formes. CC-BY-NC-SA Flickr – rochelle, et. al.

Comment faire pour que cette participation citoyenne ne soit pas juste le renforcement des inégalités sociales ? Pour qui pratique la dynamisation de la participation citoyenne, le constat est hélas sans appel, la « majorité silencieuse » reste, malgré l’augmentation des dispositifs de participation, … fort silencieuse. En plus de la déliquescence, qui vient d’être évoquée, du concept de « bien commun » dans la conscience collective, trois freins supplémentaires à la participation du plus grand nombre s’insinuent particulièrement auprès des populations « fragilisées ». En effet, participer en émettant clairement un avis signifie qu’on estime avoir un avis pertinent à donner. Or, une partie non négligeable de nos concitoyens ont bien appris de leur vie « qu’ils n’étaient pas capables » : de réussir à l’école, d’avoir un emploi, d’avoir un logement, … Pour un certain nombre de ces personnes, sans un travail important de reconstruction de « l’estime de soi », se sentir légitime dans l’émission d’un avis n’est pas envisageable. Par ailleurs, les questions soumises à débat public peuvent parfois paraître soit bien désuètes (ex : le nom d’une rue, l’emplacement d’un bac à fleurs) ou secondaire (le tracé d’une autoroute) au regard des questions de survie avec lesquelles les plus fragilisés d’entre eux doivent composer au quotidien ! Enfin, une troisième source de discrimination relève des modes de participation légitimés qui répondent, pour la plupart, à des codes de communication (vocabulaire, mode de transmission de l’information, …) qui ne correspondent pas à ceux des populations fragilisées, marginalisées ou minoritaires. Pour les partisans d’une société empreinte d’égalité et de justice sociale, promouvoir la participation citoyenne comme élément de bonne gouvernance sans répondre à ces questions, c’est prendre le risque couru d’avance d’une sous-représentation de ces populations dans le débat public et donc, à terme, le renforcement des inégalités.

Pour essayer de répondre au mieux à ces enjeux, le Centre d’action Laïque de la Province de Liège s’est construit, au travers d’expériences de terrain (empreintes de réussites et de déconvenues) et d’apports de différents auteurs (Marc Van Dewynkele, Eric Corijn, Majo Hansotte, ou encore Loïc Blondiaux) un cadre de réflexions qui guide son action. S’inspirant des travaux de Jürgen Habermas sur le concept de Démocratie Délibérative, le Centre d’action Laïque de la Province de Liège réfléchit son approche de la participation citoyenne en articulant la démocratie locale autour du rôle des élus, des techniciens et des citoyens ayant chacun un rôle, une lecture, un positionnement différents, conscients et reconnus. Les normes du vivre ensemble s’élaborant dans le trialogue de ces trois acteurs, de ces trois lectures, naturellement différentes, d’une même réalité.

Le triangle élus, techniciens, citoyens

Classiquement, la grille de lecture des élus doit être celle de l’intérêt collectif. Ils ont un rôle de pilotage. Suite aux réflexions issues du trialogue, ils gardent la légitimité de la décision. Les techniciens sont ceux qui, pour la question envisagée ont un savoir technique ou intellectuel reconnu. Dans le trialogue, ils ont pour mission de transmettre les informations objectives et/ ou théoriques afin que celles-ci entrent en résonance avec les subjectivités des deux autres acteurs. Ils auront aussi souvent la responsabilité de la mise en œuvre.

Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui où ce sont les idées de quelques courants dominants qui sont répercutées et entrent en ligne de compte pour réfléchir les normes du « vivre ensemble », l’espace public, pour permettre une production démocratique devrait être, de manière beaucoup plus équitable, le lieu d’expression et le réceptacle de l’ensemble des groupes sociaux (…)

En ce qui concerne les citoyens, le rôle de la participation est de leur permettre, à minima, de documenter la réflexion publique des différents points de vue présents dans la société afin que ceux-ci puissent la contaminer de manière équitable.

Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui où ce sont les idées de quelques courants dominants qui sont répercutées et entrent en ligne de compte pour réfléchir les normes du « vivre ensemble », l’espace public, pour permettre une production démocratique devrait être, de manière beaucoup plus équitable, le lieu d’expression et le réceptacle de l’ensemble des groupes sociaux (Cf. la notion de « Cultures vécues » développée par Eric Corijn). C’est massivement sur ce point qu’il nous paraît crucial de concentrer nos énergies et notre créativité en considérant celui-ci comme une première étape pour permettre à la participation citoyenne de véritablement produire une plus-value démocratique. Dans un second temps, plus ambitieux est d’envisager le rôle des citoyens comme étant celui de porter la responsabilité du débat éthique (cf. l’article de Majo Hansotte). Mais, à l’heure actuelle, à travers notre expérience de terrain, nous n’avons pu viser cet objectif qu’avec un petit nombre de groupes de plus, relativement restreints tant le chemin est long et l’énergie importante à investir pour parvenir à cette mise en dialogue.

Appliquée, notamment, dans le cadre d’une réflexion sur le redéploiement du quartier du Molinay à Seraing, cette proposition de travail faite auprès des trois acteurs produit actuellement des résultats encourageants en permettant à chaque partenaire de la démocratie locale d’investir un rôle positif reconnu et à sa mesure.


Voir :

Loïc Blondiaux : « Le nouvel esprit de la démocratie ». La rubrique des idées. seuil.

Marc Vandewynkele : « Les passeurs de frontières ». adels. revue Territoires.

Majo Hansotte : « Les Intelligences citoyennes ». De Boeck.

< Retour au sommaire