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Julien Paulus,
rédacteur en chef de la revue Aide-mémoire.
L’extrémisme comme pensée, comme action et comme politique
Qu’est-ce que l’extrémisme ? La réalité que ce concept recouvre reste floue tant le terme sature les champs socio-politique et médiatique, (dis)qualifiant aussi bien des politiques radicaux que le militantisme féministe ou l’intégrisme religieux.
Il fait partie de ce que l’historien Johann Chapoutot appelle joliment les « isthmes du contemporain », c’est-à-dire « ces récits qui survivent, à l’état parcellaire, sinon de ruines, […] ces ‑ismes qui permettent peu ou prou de continuer à marcher à sec1 » au milieu des vestiges des grandes idéologies du XXe siècle. Munissons-nous dès lors de nos cartes, compas et boussole, et tâchons de tracer les contours de l’isthme extrémiste…
L’extrémiste fascine autant qu’il fait peur. Sa radicalité encourage la société à expulser ses manifestations hors du champ de la rationalité. Pourtant, si l’on en croit les travaux du sociologue Gérald Bronner2, la très compréhensible indignation qui nous saisit face à des actes extrémistes serait peut-être moins l’expression de la peur qu’inspireraient les actes eux-mêmes que celle selon laquelle ils pourraient malgré tout avoir un sens.
Et de fait, le profil sociologique de l’extrémiste confirme cette crainte. Loin de l’image du marginal déconnecté ou du fou incohérent, les nombreuses études sur les mouvements radicaux font apparaître un portrait-robot assez familier. Que l’on s’intéresse au profil de militants de l’Armée républicaine irlandaise, des Brigades rouges, d’extrême droite ou islamistes, on voit s’esquisser la silhouette d’individus souvent issus des classes moyennes, voire aisées, au niveau scolaire relativement élevé et généralement plutôt bien insérés dans la société.
Les extrémistes ne sont pas des fous. Aussi multiforme et étrange qu’elle puisse être ou paraître, la pensée extrémiste n’en est pas moins cohérente, construite et réfléchie. Elle peut autant faire l’objet d’une entrée « par paliers », comme une lente dérive semblable à celle de l’humoriste Dieudonné, que d’une sortie « maîtrisée », à l’instar de l’homme politique Alain Madelin passant aisément des opérations « coup de poing » d’Occident au libéralisme bon teint et divers postes de ministre. Mais plus que tout, ces exemples démontrent notamment que tant la pensée que l’action extrémistes trouvent aisément à se déployer en politique.
Spécialiste des mouvements extrêmes, Christophe Bourseiller s’attèle à extraire du magma fluctuant de l’isthme extrémiste une première esquisse de définition, qu’il résume en une phrase : « L’extrémisme, c’est une idée politique, assumée jusqu’à ses plus lointaines extrémités3. » Cette base posée, il ajoute immédiatement une dimension politique concrète, absente chez Bronner : « Partisan d’une doctrine politique poussée jusqu’à ses extrémités, qui détermine un certain nombre de comportements et de pratiques, l’extrémiste appelle à un changement radical de la société. Ce changement ne peut s’effectuer que dans la violence4. »
L’extrémisme serait donc une approche politique radicale, issue d’un mode de pensée désireux de pousser une idée à l’extrême, et ce en usant de tous les moyens jugés nécessaires, y compris les plus… extrêmes. Là où le populisme relève de la rhétorique politique, capable de se greffer à toutes sortes de discours, l’extrémisme constituerait quant à lui une forme de comportement politique, susceptible de se développer à n’importe quel bord de l’échiquier.
La définition de Bourseiller a l’avantage de proposer une grille interprétative utile à l’analyse. Mais, en ces temps où les contestations, souvent progressistes, fleurissent un peu partout, mobilisant des moyens dont la radicalité, voire la violence ne sont pas totalement exclues, faut-il verser ces dernières dans la catégorie de l’extrémisme ? Y a‑t-il une frontière qui permettrait de distinguer la forme des luttes, entre extrémisme inquiétant et détermination parfois nécessaire ? Après tout, bon nombre de conquêtes sociales ont été obtenues au terme de combats parfois radicaux.
George Orwell nous fournit peut-être la clé de ce casse-tête, avec sa notion de common decency. Il s’agit de cette forme d’empathie spontanée, sans laquelle « une rébellion ne procède pas de cette "colère généreuse" qui animait par exemple un Dickens », et que l’on trouve, selon Orwell, chez « l’homme que le pouvoir indiffère et qui n’éprouve guère le besoin, pour exister à ses propres yeux, d’exercer une emprise violente sur ses semblables5 ».
L’ultime caractéristique qui définit l’extrémiste serait peut-être bien, in fine, sa fascination pour le pouvoir et le potentiel de violence sur autrui que celui-ci pourrait lui conférer.
- Johann CHAPOUTOT, Le Grand récit : introduction à l’histoire de notre temps, PUF, 2021, p. 259.
- Gérald BRONNER, La pensée extrême : comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, PUF, 2e éd., pp. 122–123.
- Christophe BOURSEILLER, L’extrémisme : une grande peur contemporaine, CNRS éditions, 2012, p. 37.
- Idem, p. 38.
- Jean-Claude MICHÉA, Orwell, anarchiste tory, Climats, 2008, pp. 154 et 162.