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Gautier Pirotte,
sociologue et professeur à l’ULiège.
La société civile, rempart aux extrémismes ?
La société civile, notion polysémique aux contours parfois difficiles à cerner, est régulièrement évoquée dans le champ politique ou médiatique, comme facteur de revitalisation de nos démocraties. Aujourd’hui, face à la prolifération et la banalisation des idées extrémistes de gauche comme de droite, plus d’un s’interroge : et si les vertus supposées démocratiques de la société civile constituaient un rempart aux dérives extrémistes ? Ce n’est pas si simple.
Depuis l’effondrement des régimes communistes d’Europe de l’Est à la fin des années 1980, une vision biaisée de la société civile s’est fortement répandue dans l’opinion publique, une vision présentant cette société civile comme étant de nature démocratique. Ce n’est pourtant pas le cas. Quand on étudie la société civile dans le cadre de régimes démocratiques, la littérature met en lumière trois dimensions constitutives : premièrement, un tissu associatif (soit un ensemble d’acteurs associatifs plus ou moins organisés et institués, développant des activités les plus diverses, constitutives de liens sociaux, alimentés par la confiance…) ; deuxièmement, une dimension expressive (idées, croyances, opinions…) ; troisièmement, un espace public comme lieu de débats entre idées, croyances formulées par ces acteurs et permettant d’influencer les politiques publiques.
Si l’on peut, à la rigueur considérer que nombre d’associations sont des lieux d’apprentissage de règles démocratiques, disposer d’un tissu associatif (dimension 1) même dense ne suffit pas à définir la société civile à elle seule et ne garantit en rien sa capacité à jouer un rôle au sein d’un régime démocratique. Imaginons qu’une majorité d’entre elles défendent des idées (dimension 2) d’exclusion, de rejet de l’autre en raison de ses « différences », cette société civile aurait plutôt tendance à saper les fondements de la démocratie qu’à la renforcer. De même, l’existence d’un espace public (dimension 3) autonome des pouvoirs publics comme des intérêts économiques est une condition indispensable au fonctionnement démocratique. Or, depuis le milieu des années 2010, la question du « rétrécissement de la société civile » (plus précisément du « rétrécissement de l’espace public ») est un enjeu crucial. Et l’arrivée démocratiquement au pouvoir au cours de cette dernière décennie de régimes vite qualifiés de « populistes » et plus sûrement qualifiables d’extrême droite tant en Europe (Italie, Pologne, Hongrie…) qu’ailleurs (Brésil, USA…) est problématique. Dans ce cas, ce n’est pas tant la société civile qui peut revigorer la démocratie que le régime démocratique qui se doit d’assurer les conditions d’existence d’une société civile dynamique. Pour permettre à cette société civile de jouer pleinement ses rôles de contre-pouvoir et fournisseur de services à la population (services dont une grande partie en Belgique sont subsidiés par des fonds publics), il faut que le régime en place garantisse l’existence d’un espace public ouvert et autonome à partir du respect de libertés fondamentales (liberté d’expression, de réunion, d’association, droit de grève…). En échange, cette société civile non seulement doit être portée par des valeurs démocratiques mais doit également remplir une fonction pédagogique à deux niveaux : d’une part, par son fonctionnement, être un lieu d’apprentissage de partage de la parole, de recherche de consensus pour ses adhérents et d’autre part auprès d’un large public par les combats, les activités d’éducation permanente ou à la citoyenneté mondiale que certaines organisations de la société civile mènent. Ainsi, c’est donc autour d’une relation de renforcement mutuel régime démocratique / société civile que se noue l’enjeu fondamental d’une démocratie durable, capable de résister aux dérives extrémistes observées à notre époque.
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