- Pierre Ozer,
chargé de recherche au département des sciences et gestion de l’environnement à l’ULiège
Comment tracer et élargir les chemins de la transition alimentaire
Nous le savons, plusieurs limites planétaires – parmi lesquelles le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité – ont été (largement) dépassées et mettent en péril l’avenir de l’humanité, ni plus ni moins1 .
Pour toutes ces limites dépassées ou en voie de l’être, le mode de production et de consommation actuel est hautement responsable. Il suffit de décortiquer très brièvement le parcours d’un scampi qui se termine dans votre assiette. Le crustacé est le plus souvent élevé en région tropicale (par exemple au Vietnam) en aquaculture dans des bassins artificiels creusés au détriment des mangroves (trésors de biodiversité où fraient une grande quantité de poissons). Durant sa croissance, ladite langoustine sera nourrie avec de la farine de soja, le plus souvent importée d’Amérique du Sud où elle a été (sur)cultivée (grâce à des engrais et produits phytosanitaires chimiques) sur des terres récemment récupérées sur la forêt amazonienne. Pour que l’animal produit en quantité industrielle se porte bien, il sera gavé d’antibiotiques et, une fois à maturité, prendra différents moyens de transports – dont l’avion – pour atterrir dans votre supermarché. C’est « simple » : un scampi, c’est du pétrole (et donc des gaz à effet de serre), des produits chimiques et une dose d’extermination de la biodiversité ; le plus souvent loin de chez nous mais néanmoins sur la même planète. En un mot, c’est un « écocide » organisé et délocalisé au profit de certains, une vitrine de l’Anthropocène.
Nous avons la chance de prendre trois repas par jour. Cela veut dire qu’au quotidien, nous avons le pouvoir extraordinaire de voter pour un système de production alimentaire. Cela peut sembler évident mais cela n’a pas toujours été le cas, tant le système dominant (notamment les supermarchés) a orienté nos processus d’achats – à grand renfort de publicité – dans une direction qu’il n’est pas usurpé de qualifier d’insoutenable.
Pour une partie de la population, ce système est devenu insupportable et – vu l’omnipotence du système dominant (notamment du « secteur food », comme ils disent) – elle a décidé de se mettre en rupture et de proposer / construire des alternatives locales, bio, créatrices d’emplois, régénératrices de la biodiversité et de liens entre humains et non-humains dans les communautés territoriales. Des ceintures alimentaires voient le jour. Des villages ou des quartiers s’organisent pour construire leur souveraineté alimentaire. Des rencontres transversales entre les acteurs et les secteurs sont provoquées pour nourrir l’émergence de projets alimentaires locaux. Des festivals sur la nécessaire transition alimentaire sont créés dans le but de mettre en valeur ces autres possibles qui existent et sont porteurs de sens, mais qui peinent au quotidien à être visibilisés tant l’endoctrinement du système dominant (celui du scampi) est omniprésent.
Une partie de la population a décidé de se mettre en rupture et de proposer/ construire des alternatives locales (…)
C’est ainsi que nombre de citoyens sont entrés en contact avec ces alternatives durant la pandémie de covid-19 mais en sont aussi vite ressortis dès que la stupéfaction était derrière nous. En vérité, la publicité pour les différents « retailers » (NDLR : détaillants) n’a jamais été aussi présente durant la crise car les différentes enseignes de supermarchés ont craint de perdre leurs consommateurs.
C’est dans ce momentum historique que le dispositif Les Champs des Possibles s’inscrivant dans la perspective de la théorie du Donut2 , a vu le jour. Il vise à amplifier les changements de consommation alimentaire, à supporter des initiatives citoyennes, à tracer et élargir de nouveaux chemins dans l’indispensable transition alimentaire.

Comment ? En imprimant – grâce à diverses interventions culturelles – un nouveau récit, un nouvel imaginaire. Un imaginaire qui est non contraint, qui n’est pas fait de privations ou d’interdictions, mais une voie réaliste (puisque déjà souvent en place) qui est accessible au plus grand nombre, inspirante, créatrice de liens, ancrée dans le territoire et qui « donne envie » de se mettre en chemin.
En 2030, pour contenir les effets dévastateurs du changement climatique, nous devons diminuer nos émissions de gaz à effet de serre de 55 % par rapport à 1990. En 31 années, nous avons réalisé la moitié de l’objectif. Pour ce faire, il y aura inévitablement des ruptures. Ce que le dispositif Les Champs des Possibles propose, c’est que ces ruptures soient – collectivement – enviables et heureuses.
- Rockström, J., et al. (2009). « Planetary boundaries : exploring the safe operating space for humanity ». Ecology and society, 14(2) :32.
- Raworth, K. (2017). « Doughnut economics : seven ways to think like a 21st-century economist ». Chelsea Green Publishing.