• Sophie François
    Sophie François
    coordinatrice de la communication digitale du Centre d’Action Laïque

L’intelligence artificielle : un enjeu laïque ?

S’il est bien un domaine qui nous amène à nous interroger en ce début du XXIe siècle, c’est celui de l’intelligence artificielle (IA). Les avancées technologiques et informatiques fulgurantes de ces trente dernières années sont en effet en passe de bouleverser notre rapport au monde. Désormais, c’est le règne des algorithmes, du big data et de l’IA. La donnée personnelle quant à elle est devenue l’or noir d’un nouvel eldorado digital.


Souvent mystifiée, voire mythifiée, l’IA n’est plus une utopie ni une fiction. Ses applications sont déjà nombreuses et certaines – sans qu’on ne s’en rende nécessairement compte – font déjà partie de notre quotidien. Pensons aux moteurs de recherche, aux réseaux sociaux ou encore aux applications de navigation de type Waze ou Google Maps : tous sont basés sur des IA, c’est-à-dire des algorithmes (ou programmes informatiques) puissants, capables d’apprendre de manière autonome, via l’analyse et le traitement d’un nombre toujours plus gigantesque de données (textes, images, sons, données issues de capteurs, données de géolocalisation, etc.), le plus souvent en temps réel.

Santé, justice, sécurité, communication, loisirs, mobilité, finance, politique, emploi, formation… aucun domaine n’y échappe. Faut-il s’en réjouir ? Ou, au contraire, s’en méfier ?
Pour certains, l’IA, combinée aux évolutions de la technologie et des sciences biomédicales de ces dernières décennies, laisse entrevoir un futur plein d’espoir, un futur où l’Homme sera « amélioré » (il vivra mieux, en meilleure santé et plus longtemps). Un futur où la technologie sera au service de l’Homme (de sa santé, de sa production, de ses loisirs), un futur où l’Homme se rapprochera des « dieux ».

Que deviennent la liberté, l’égalité et la solidarité dans un monde où nos choix seront de plus en plus guidés et de facto réduits, voire régis, par la technique ? (…)

Pour d’autres, ces mêmes évolutions entraîneront nécessairement – et entraînent peut-être déjà – des restrictions à nos libertés individuelles. Les bénéfices de l’IA ne profiteront par ailleurs qu’à une élite. Les inégalités entre citoyens atteindront des seuils inédits, dans les domaines de la santé ou de l’emploi notamment. Aux côtés des « dieux », tout un peuple d’« inutiles » verra le jour. La solidarité ne suffira plus, les fractures sociales seront insurmontables.

Cette vision « des dieux et des inutiles 1 » peut-elle être dépassée ? Que deviennent la liberté, l’égalité et la solidarité dans un monde où nos choix seront de plus en plus guidés et de facto réduits, voire régis, par la technique ?

En Chine, la reconnaissance faciale boostée à l’IA ouvre la voie à un système de contrôle des citoyens. En même temps, en Inde, cette technologie a permis de retrouver plus de 3 000 enfants disparus en quelques jours. CC-BY-NC-SA Flickr.com – Mike Beltzner

Si certaines applications rendues possibles par le développement de l’IA participent au développement humain et au progrès de l’humanité, d’autres posent question et inquiètent. En Inde, par exemple, la reconnaissance faciale boostée à l’IA a permis de retrouver plus de 3 000 enfants disparus en quelques jours. En Chine, cette même technique, couplée à un système de télésurveillance omniprésent, a ouvert la voie au système de « crédit social », un système de contrôle et de notation des citoyens, leur donnant plus ou moins de droits en fonction du nombre de points engrangés.

Autre exemple : la justice prédictive. Si elle permet de désengorger les tribunaux, est-elle encore égalitaire quand on sait qu’il a été démontré que les logiciels reproduisaient, voire aggravaient, les biais présents dans la société ? Ainsi en est-t-il du logiciel COMPAS (Correctional Offender Management profiling for Alternative Sanctions), utilisé par la justice américaine pour prédire le taux de récidive de prévenus, et qui s’est avéré raciste.

Enfin, dernier exemple, les avancées précieuses dans le domaine de la santé ne doivent, elles, pas cacher les risques qu’encourt notre système de sécurité sociale. Qu’en sera-t-il de la solidarité quand nous connaîtrons, via un simple test de salive et pour une centaine d’euros, nos risques de développer telle ou telle maladie au cours de notre vie ? Accepterons-nous de payer pour des citoyens « génétiquement déficients » ?

On le voit : les développements de l’IA peuvent apporter le meilleur, comme ils peuvent être capables du pire. Parce qu’ils sont susceptibles d’améliorer les conditions de vie de millions d’individus, il est nécessaire aujourd’hui de ne pas freiner les recherches et développements liés à l’IA. Mais parce qu’ils peuvent également nous entraîner vers une société toujours moins libre, toujours moins égalitaire et toujours moins solidaire, il est nécessaire de penser, dès aujourd’hui, les balises de ce monde qui sera le nôtre demain. L’intelligence artificielle est donc, à ce titre, un enjeu laïque.

LE PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, OUI. MAIS AU SERVICE DES VALEURS FONDAMENTALES !

Le mouvement laïque se positionne en faveur du progrès technologique pour autant que ce dernier fasse progresser l’humanité vers plus de liberté et d’égalité et qu’il soit au service de la mise en œuvre et du renforcement des valeurs fondamentales et humanistes : la démocratie, l’État de droit, l’exercice des droits humains et des libertés fondamentales, le libre arbitre, l’émancipation, le libre examen, l’autodétermination de la dignité humaine.
Retrouvez les propositions du Centre d’Action Laïque émises dans son Mémorandum 2019 réalisé dans le cadre des élections européennes du 26 mai dernier.


  1. Yuval Noah Harahi, Homo deus. Une brève histoire du futur, 2017
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