• Philippe Evrard
    Philippe Evrard
    vice-directeur des Territoires de la Mémoire

Le soleil s’est couché sous nos yeux entre 2004 et 2019

Le XXe siècle a été marqué par les régimes tota­li­taires (Alle­magne, Russie, Italie, etc.), maté­ria­li­sés, entre autres, par les dicta­teurs. Un dicta­teur (souvent mascu­lin) concentre en ses mains un ensemble de pouvoirs, dont celui de la propa­gande et de l’information.

Le début du XXIe siècle voit quant à lui l’éclosion des réseaux sociaux numé­riques. En 2004 naît Face­book. En 2008, appa­raît Airbnb ainsi que la première campagne poli­tique numé­rique d’ampleur sur les réseaux sociaux (Barack Obama, victoire à l’élection prési­den­tielle américaine).

Et en 2018, les Belges possèdent pour la première fois plus de smart­phones que de PC. Or « toutes mes inter­ac­tions, l’utilisation de ma carte de crédit, mes recherches, ma posi­tion, ce que j’aime, tout est récu­péré en temps réel puis asso­cié à mon iden­tité. Les ache­teurs ont donc un accès direct à mon pouls émotion­nel. (…) Grâce à ces infor­ma­tions, ils se battent pour mon atten­tion. Ils me gavent d’un flux constant de contenu. Conçu sur mesure pour moi, et que je suis le seul à voir. Et cela est vrai pour chacun d’entre nous. Mes goûts, mes peurs, mes inté­rêts, mes limites et jusqu’où aller pour les fran­chir1 ».

Mais leur exploi­ta­tion n’est pas que commer­ciale. Prenons « Cambridge Analy­tica ». Ce nom vous dit-il quelque chose ? En 2016, la société décla­rait avoir « aspiré » les données de tous les élec­teurs améri­cains dans le cadre des élec­tions prési­den­tielles de la même année. L’un des 157 millions de votants de cette élec­tion, un homme nommé David Caroll, auteur de l’extrait qui précède, a posé une ques­tion très simple à la société mère de Cambridge Analy­tica, SLC : « Puis-je voir les données que vous avez à mon sujet ? »  Ils ont refusé de les lui donner. Depuis lors, il a reçu confir­ma­tion que ses choix poli­tiques avaient été prédits. Le 8 janvier 2019, SLC a été condam­née à lui verser 15,000 £.

L’affaire Cambridge Analy­tica a montré la fragi­lité de nos données sur Inter­net et la manière dont elles peuvent servir la mani­pu­la­tion des opinions publiques. CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Book Catalog

Cambridge Analy­tica s’est donc retrouvé au centre d’un scan­dale mondial pour avoir orga­nisé l’« aspi­ra­tion » des données person­nelles de plusieurs dizaines de millions d’utilisateurs de Face­book dans le but de cibler des messages favo­rables au Brexit au Royaume-Uni et à l’élection de Donald Trump aux États-Unis en 2016.

Utili­ser la tech­no­lo­gie pour mani­pu­ler des résul­tats d’élections, un hasard idéo­lo­gique ? Il est à craindre que non.

Cambridge Analy­tica a été fondé par le milliar­daire Robert Mercer, ami de longue date de Nigel Farage2. Mercer a financé à hauteur de 11 millions de dollars le site d’extrême droite (ou « alt right ») Breit­bart, dont le fonda­teur est… Steve Bannon. Le ton idéo­lo­gique est donné, sans ambiguïté.

Outre qu’ils sont ciblés, ces messages numé­riques popu­listes utilisent le mensonge, la rumeur ou les peurs (voir les campagnes du Brexit ou de déni­gre­ment de Hillary Clin­ton face à Donald Trump, à l’essentiel passées par les réseaux sociaux).

Nous devons donc comprendre comment les données indi­vi­duelles que nous livrons en ligne, affectent nos vies, mais aussi que les tech­niques évoquées ci-avant commencent par la mani­pu­la­tion d’un indi­vidu pris isolé­ment, puis d’un autre, et ensuite d’un autre, etc. Grâce aux données qu’ils livrent eux-mêmes en ligne.

« L’empire des réseaux sociaux détient davan­tage d’informations sur ses sujets que Staline à l’époque des grandes purges. Ses loga­rithmes sont la police secrète du troi­sième millé­naire3 ».

Selon Carole Cadwal­ladr, gagnante du Prix Orwell 2018 pour le jour­na­lisme, la ques­tion est prio­ri­tai­re­ment de savoir s’il est possible d’avoir à nouveau des élec­tions libres et justes. Ni plus. Ni moins.

Nous ne sommes plus au crépus­cule d’une ancienne ère. Le soleil vient déjà de se coucher sous nos yeux entre 2004 et 2019. Sachons-le, ques­tion­nons, éduquons, pour résis­ter et construire l’avenir. Sans tech­no­pho­bie, mais avec esprit critique.


  1. David Carroll, profes­seur de design multi­mé­dia à la Parsons The New School for Design, in The Great Hack. L’affaire Cambridge Analy­tica, Netflix, 2019.
  2. Bacque Raphaëlle, « Royaume-Uni : en embus­cade, Nigel Farage se prépare aux élec­tions », Le Monde, 05/09/2019, consulté le 15/10/2019.
  3. Guez Olivier (collec­tif sous la direc­tion de), Le siècle des dicta­tures. Pérrin, 2019, p.18.
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