• Paul Jorion
    Paul Jorion
    anthropologue et chroniqueur
  • Vincent Burnand-Galpin
    Vincent Burnand-Galpin
    étudiant à l’ENSAE ParisTech

Réciprocité et redistribution : la gratuité pour l’indispensable

Partons du constat que les inéga­li­tés de répar­ti­tion des richesses, la raré­fac­tion du travail et la pola­ri­sa­tion de la société, trois phéno­mènes liés, s’accélèrent et ne vont cesser de s’accélérer au cours du XXIe siècle avec l’automatisation des proces­sus de produc­tion. Les réflexions se multi­plient et les ques­tions de société émergent : comment disso­cier travail et subsis­tance décente ? Comment assu­rer un socle commun d’accès aux biens fonda­men­taux à la vie ? 

Certains proposent le revenu univer­sel, nous propo­sons la gratuité pour tout ce qui relève de l’indispensable : alimen­ta­tion, loge­ment, vête­ments, santé, éduca­tion, trans­ports et, aujourd’hui, connectivité.

Face aux objec­tions faites du revenu de base1 (RDB), la gratuité pour l’indispensable répond à nombreuses d’entre elles. Le coût phara­mi­neux ? Le coût de la gratuité (2,2% du PIB) serait 6 fois moins impor­tant que celui du RDB (13% du PIB) selon l’étude d’une équipe de l’University College à Londres2 proje­tée sur la Grande-Bretagne. Ceux qui « boivent leur paye 3trois » ? Pas d’alcool aux restau­rants muni­ci­paux gratuits ! Et l’augmentation des prix ? Aucune ! Car la clé de la solu­tion est juste­ment dans la démar­chan­di­sa­tion des biens fondamentaux.

« ''La démar­chan­di­sa­tion'' ? Mais qu’est-ce que cela peut bien dire ? N’est-il pas natu­rel que tout soit marchand ? » Détrom­pez-vous, la marchan­di­sa­tion de nos socié­tés contem­po­raines est un proces­sus histo­rique. Karl Pola­nyi4 montre que dans toute société coexistent trois formes d’échanges : la réci­pro­cité (les biens s’échangent par don et contre-don à l’intérieur des groupes et entre les groupes), l’échange marchand (les biens s’échangent grâce au système des prix, prix qui déter­minent le niveau de produc­tion et la répar­ti­tion de la produc­tion) et la redis­tri­bu­tion (les biens sont centra­li­sés par une insti­tu­tion puis distri­bués selon un certain nombre de critères dépen­dant de certaines valeurs communes).

© Thomas Lefebvre – unsplash​.org

Dans toutes les socié­tés humaines, les phéno­mènes écono­miques sont inté­grés au sein des insti­tu­tions sociales : c’est ce que Karl Pola­nyi nomme « l’intégration » (embed­ded­ness) de l’économie. Or, aujourd’hui, dans les socié­tés de marché occi­den­tales, le proces­sus de marchan­di­sa­tion a conduit à une société de dés-inté­gra­tion des systèmes de normes et de valeurs sociales. Ce sont, au contraire, les phéno­mènes sociaux qui se sont inté­grés à leur tour dans l’ordre de la « ratio­na­lité économique ».

Or, ce que nous montrent bien les mouve­ments sociaux contem­po­rains (tels que les Gilets jaunes), c’est que l’aspiration fonda­men­tale des commu­nau­tés humaines n’est pas à la marchan­di­sa­tion du monde, mais bien au contraire à la réin­té­gra­tion des rela­tions écono­miques dans les rela­tions sociales. Que ce soient les reven­di­ca­tions à plus de justice sociale, ou au respect de l’environnement qui nous entoure, il y a là une volonté de réin­té­grer nos normes et nos valeurs dans le système économique.

Le RDB ne répond pas à ces attentes. L’économiste Philippe Aske­nazy5 observe que le revenu primaire et le revenu dispo­nible ne sont pas équi­va­lents en termes de bien-être. Les allo­ca­tions moné­taires d’aides sociales sont rela­ti­ve­ment mal vécues car stig­ma­ti­santes : face à ce chèque tombé du ciel, un malaise se crée. Si le RDB paraît comme une propo­si­tion révo­lu­tion­naire, elle demeure dans le cadre néoclas­sique de la société de consommation.

Face au stig­mate des allo­ca­tions, de quoi les citoyens ordi­naires sont-ils le plus fiers ? Leur système de santé et l’éducation natio­nale orga­ni­sant tous les deux la gratuité dans leur domaine. La gratuité pour l’indispensable répond à ces aspi­ra­tions fonda­men­tales : la démar­chan­di­sa­tion révèle que les biens fonda­men­taux à la vie n’ont pas de prix mais une véri­table valeur sociale. La gratuité de l’indispensable serait la réac­tua­li­sa­tion des systèmes de réci­pro­cité et de redis­tri­bu­tion, pour mettre leur carac­tère fonda­men­tal, leur sens social et leur accep­ta­bi­lité envi­ron­ne­men­tale au centre de nos struc­tures écono­miques. Plus fort que le « toujours plus », il existe le don, le partage, la gratuité.


  1. Revenu de base = revenu univer­sel (syno­nymes)
  2. Jona­than Portes, Howard Reed et Andrew Percy, « Univer­sal basic services », Social Pros­pe­rity Network, Insti­tute for Global Pros­pe­rity, Londres, octobre 2017
  3. Expres­sion consa­crée des milieux patro­naux des XIXe et début du XXe siècles pour refu­ser des augmen­ta­tions aux salariés.
  4. Karl Pola­nyi, La grande trans­for­ma­tion, 1944
  5. Philippe Aske­nazy, Tous rentiers ! Pour une autre répar­ti­tion des richesses, Odile Jacob, 2016
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