• Olivier Starquit
    Olivier Starquit
    militant associatif, auteur d’"Une éclipse et des lucioles, de la démocratie au XXIe siècle".

Le commun pour la démocratie

L’occupation du parc Gezi à Istan­bul, les luttes en Italie contre la priva­ti­sa­tion de l’eau, la plate­forme citoyenne pour l’hébergement des migrants, tous ces mouve­ments redé­ploient l’imaginaire poli­tique alors que le cadre néoli­bé­ral, en recou­rant sans cesse à TINA1 vise préci­sé­ment à assé­cher l’imaginaire. Tous ces mouve­ments mettent en avant une ratio­na­lité alter­na­tive à la ratio­na­lité néoli­bé­rale et ils partagent le même prin­cipe, celui du commun. Et, ce faisant, ils remettent à neuf des caté­go­ries anciennes (les commons) en les inves­tis­sant d’une ambi­tion poli­tique renouvelée. 

Pierre Dardot et Chris­tian Laval déve­loppent ce concept dans leur ouvrage inti­tulé Commun, Essai sur la révo­lu­tion au XXIe siècle2. Le prin­cipe du Commun est « le prin­cipe poli­tique d’une co-obli­ga­tion pour tous ceux qui sont enga­gés dans une même acti­vité3 » où « seule la copar­ti­ci­pa­tion à la déci­sion produit une co-obli­ga­tion dans l’exécution de la déci­sion4 ».

Et tout ceci n’est pas sans consé­quences sur la concep­tion de l’État et de la démo­cra­tie. L’insistance sur le Commun évoque une méfiance à l’égard de l’État, pour­tant long­temps perçu comme un allié des forces progres­sistes et comme un outil favo­rable à l’expansion de la démo­cra­tie. Pour les auteurs, « les États néoli­bé­raux sont deve­nus des machines au service d’une entre­prise active de dé-démo­cra­ti­sa­tion5 » où les États orga­nisent leur propre défec­tion. Avec le néoli­bé­ra­lisme, l’État a changé de forme : il ne garan­tit plus un certain nombre de ressources publiques contre leur marchan­di­sa­tion mais il en est plutôt devenu l’agent commer­cial le plus zélé en faveur de leur privatisation.

© Neon­brand – unsplash​.org

Deux bémols toute­fois : ces initia­tives citoyennes « portent aussi en elles le risque du passage d’une soli­da­rité verti­cale à une charité hori­zon­tale, réali­sant par là un des vœux les plus chers des puis­sants : lais­ser le soin aux pauvres à la charge exclu­sive des moins pauvres et se reti­rer de tout système de redis­tri­bu­tion », et il y a bien évidem­ment des forces poli­tiques qui n’attendent que cela et qui « vont essayer d’utiliser cette émer­gence pour encore plus affran­chir l’action de l’État ». Pensons au concept de Big Society8, cher à David Came­ron, ou à la Parti­ci­pa­tie­sa­men­le­ving9 déve­lop­pée aux Pays-Bas.

Consé­quences pour la démocratie

Par l’introduction du prin­cipe du Commun, « c’est toute la produc­tion d’une société qui doit être modi­fiée par l’introduction de modes démo­cra­tiques de défi­ni­tion des objec­tifs et de fonc­tion­ne­ment orga­ni­sa­tion­nel. Le Commun comme prin­cipe doit être regardé comme trans­ver­sal à toutes les acti­vi­tés10 ». La démo­cra­tie se conquiert par ceux qui en sont souvent dépos­sé­dés, qu’il s’agisse des usagers ou des sala­riés ; pour les auteurs, « le projet radi­cal d’émancipation ne peut s’assigner d’autre but que celui d’une société consciem­ment auto-insti­tuante, ce qui n’est qu’un autre nom de la démo­cra­tie11 ». Ainsi, « la poli­tique n’est donc pas un faire réservé à une mino­rité de profes­sion­nels, elle ne relève pas de la compé­tence de quelques spécia­listes, elle ne peut être un métier, elle est l’affaire de celui qui, quel que soit son statut ou son métier, désire ou souhaite prendre part à la déli­bé­ra­tion publique12 ». Par le recours au prin­cipe du Commun, les deux auteurs « réha­bi­litent la poli­tique en-dehors de la poli­tique poli­ti­cienne, au moment où celle-ci paraît, pour beau­coup, confis­quée par des profes­sion­nels qui semblent rejouer indé­fi­ni­ment la même comé­die, dont l’objet prin­ci­pal est la conquête des postes, des honneurs, et non un chan­ge­ment de société13 ».

(Extrait retra­vaillé d’Une éclipse et des lucioles, de la démo­cra­tie au XXIe siècle, éditions des Terri­toires de la Mémoire)


  1. There is no alter­na­tive (TINA), traduit en fran­çais par « Il n’y a pas d’autre choix » ou « Il n’y a pas d’alternative »
  2. Pierre Dardot et Chris­tian Laval, Commun. Essai sur la révo­lu­tion au XXIe siècle, Paris, La Décou­verte, 2014
  3. Idem, p. 23
  4. Idem, p. 87
  5. Pierre Dardot et Chris­tian Laval, op. cit., p. 542
  6. « Édito­rial », La Revue Nouvelle, n°1/2018 : http ://www.revuenouvelle.be/Reprendre-le-politique-en-main-contre-l-État
  7. « Gand à l’avant-garde des communs urbains, entre­tien avec Michel Bauwens, propos recueillis par Sabine Beau­camp », Agir par la culture n°54, prin­temps 2018, https ://www.agirparlaculture.be/index.php/cote-nord/458-gand-a-l-avant-garde-des-communs-urbains
  8. Idée poli­tique phare du programme élec­to­ral du Parti conser­va­teur britan­nique en 2010 qui consiste à dimi­nuer le poids de l'État dans la vie publique en trans­fé­rant un grand nombre de ses compé­tences à la société civile.
  9. La société parti­ci­pa­tive ou démo­cra­tie parti­ci­pa­tive est une idéo­lo­gie poli­tique propo­sée aux Pays-Bas dans laquelle le gouver­ne­ment veut limi­ter l'État provi­dence et essaie de trans­fé­rer de plus en plus de tâches au citoyen.
  10. Thierry BRUN, « Entre­tien avec Jean-Louis Laville et Chris­tian Laval : quelle action collec­tive pour les biens communs ? », Poli­tis (Hors-Série, nov-décembre 2014)
  11. Pierre DARDOT et Chris­tian LAVAL, op. cit., pp. 422–423
  12. Idem, p. 579
  13. Fabrice FLIPO, « Du commu­nisme aux communs ? », http ://www.journaldumauss.net/?Du-communisme-aux-communs
< Retour au sommaire