• Philippe Meirieu
    Philippe Meirieu
    pédagogue et professeur des universités

Du « vivre ensemble » au « faire ensemble », pour une éducation démocratique à la démocratie

Disons-le clai­re­ment : on peut parfai­te­ment « vivre ensemble » indif­fé­rents les uns aux autres, rési­gnés à une juxta­po­si­tion subie, en n’ayant en commun que l’individualisme néces­saire pour tolé­rer l’autre tant qu’il ne conteste pas le prin­cipe du « chacun pour soi ». 

On peut très bien « vivre ensemble » sous l’emprise d’un gourou qui contient par la force d’une iden­ti­fi­ca­tion fusion­nelle toute velléité d’individuation et, a fortiori, d’émancipation. On peut tout à fait « vivre ensemble » sous l’autorité d’un despote dont le pouvoir des menaces anes­thé­sie toute tenta­tive de résis­tance. On peut aussi « vivre ensemble » lobo­to­mi­sés par la machi­ne­rie publi­ci­taire, enrô­lés dans la « société du contrôle » dont parlait Gilles Deleuze1, les yeux rivés à des écrans qui ne nous renvoient que notre propre image, figés dans la sidé­ra­tion narcis­sique, sans jamais prendre le temps de rencon­trer réel­le­ment les autres ni de se colti­ner avec eux à l’élaboration d’un projet commun.

C’est pour­quoi il faut préfé­rer le « faire ensemble » au « vivre ensemble » et, mieux encore, la « construc­tion du collec­tif » à la juxta­po­si­tion des indi­vi­dus. Faire une place à chacun et lui permettre de se tenir debout, promou­voir chaque membre et lui donner les moyens de s’engager avec d’autres dans la construc­tion d’un avenir commun, ce qui suppose de donner à chacune et à chacun la possi­bi­lité d’adhérer à un collec­tif tout en construi­sant libre­ment sa propre identité.

Ainsi l’école ne peut-elle être véri­ta­ble­ment éman­ci­pa­trice que si, dans nos socié­tés où dominent l’individualisme, d’un côté, et les groupes grégaires, de l’autre, elle s’attache concrè­te­ment à construire du collec­tif. Du collec­tif qui confi­gure une archi­tec­ture grâce à laquelle « les êtres ne tombent pas les uns sur les autres », en des alter­nances d’amour et de haine, de récon­ci­lia­tions faciles – toujours sur le dos de boucs émis­saires – et de règle­ments de compte internes – pour s’assurer du pouvoir sur les autres. Du collec­tif où l’on fait l’expérience, tout à la fois, de la soli­da­rité et de l’autorité : soli­da­rité néces­saire pour que ce qui s’est construit ensemble se réalise au mieux… auto­rité pour que chacune et chacun, dans son rôle et « en tant qu’il est respon­sable d’une tâche précise », puisse contri­buer à ce que le projet de tous soit mené à bien.

Le « faire ensemble » à l’école est indis­pen­sable afin de parti­ci­per à la construc­tion du collec­tif et à l’expérience de la soli­da­rité. © Anna Samoy­lova – unsplash​.org

Car la véri­table auto­rité – celle que nous devons apprendre et faire respec­ter aux élèves –, c’est bien l’autorité spéci­fique de toute démo­cra­tie, celle que l’on exerce « en tant que… ». « En tant qu’il est respon­sable du bocal à pois­sons rouges, un élève de six ans peut avoir auto­rité sur ses cama­rades et leur inter­dire légi­ti­me­ment d’en polluer l’eau », expliquent les prati­ciens de la « péda­go­gie insti­tu­tion­nelle ». Et, en tant qu’il est chargé de prési­der une séance ou un débat, un élève de collège a auto­rité sur la distri­bu­tion de la parole dans le groupe. Comme, en tant qu’il est chargé de la comp­ta­bi­lité de la micro-entre­prise, un élève de lycée profes­sion­nel a auto­rité pour orga­ni­ser la recherche des finan­ce­ments et véri­fier l’équilibre des comptes… On pour­rait multi­plier les exemples de respon­sa­bi­li­tés qui contri­buent ainsi à la construc­tion d’un collec­tif, de la plus banale – la respon­sa­bi­lité d’expliquer à un cama­rade quelque chose qu’il n’a pas compris – à la plus exotique – celle de compo­ser, par exemple, la musique d’une vidéo illus­trant le surgis­se­ment du plis­se­ment alpin ! Car il existe une multi­tude de tâches, de fonc­tions et de rôles qui, dans toute démarche péda­go­gique, permettent de faire l’apprentissage de la véri­table auto­rité, celle qui fonde toute société soli­daire : l’autorité de la respon­sa­bi­lité et du service rendu au collec­tif, l’autorité qui donne à chacune et à chacun la certi­tude qu’il a bien une place… et que, dans ces condi­tions, il n’a pas besoin de prendre toute la place – en détrui­sant la possi­bi­lité même du collec­tif – pour montrer simple­ment qu’il existe !

On nous demande aujourd’hui – fort juste­ment – de lutter contre toutes les formes d’emprise et de nous mobi­li­ser pour les valeurs fonda­trices de la démo­cra­tie. Mais, on n’y parvien­dra pas par de simples rappels de l’autorité des ensei­gnants. On y parvien­dra peut-être, en revanche, en travaillant, partout dans l’École, à la construc­tion de collec­tifs où se réflé­chit et se met en œuvre une concep­tion démo­cra­tique de l’autorité fondée sur la respon­sa­bi­lité assumée.


  1. Gilles Deleuze, « Post-scrip­tum sur les socié­tés de contrôle », L’Autre Jour­nal, n°1, mai, 1990 : https ://infokiosques.net/imprimersans2.php3?id_article=214
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