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Philippe Marchal,
directeur adjoint des Territoires de la Mémoire asbl
Le travail de mémoire pour éduquer à la citoyenneté
Le 10 décembre 2018 est une étape importante pour les Territoires de la Mémoire. Si pour la plupart, cette date est symbolique et rappelle la journée internationale des Droits humains et le 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, pour notre association, c’est également l’occasion de fêter son 25e anniversaire.
La date de la création des Territoires de la Mémoire en 1993 n’est évidemment pas due au hasard ! Faut-il insister sur les rapports étroits qui existent entre la défense des droits humains et le centre d’éducation à la résistance et à la citoyenneté. Il n’est pas inutile de rappeler que c’est le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège qui est à l’origine de cette initiative indispensable … démontrant ainsi la dimension profondément laïque du projet ! Avec le soutien de plusieurs rescapés des camps nazis, l’idée de mettre en place, dès le départ, un centre d’éducation, prouve à l’évidence que la transmission mémorielle est fondée sur une démarche éducative qui en est l’une des clés principales.
Soyons réalistes ! Bien sûr, nous nous réjouissons de la longévité de notre association. Mais dans le même temps, nous devons prendre conscience que 25 ans n’ont pas suffit à éradiquer la « bête immonde » et à construire un monde plus juste, plus solidaire et plus humain. Dans notre monde déboussolé, jamais la trilogie « peur – haine – exclusions » n’a été autant d’actualité. Finalement et dans la foulée de Stéphane Hessel, nous devons nous poser une question : sommes-nous encore capables de nous indigner et de considérer qu’une situation est totalement inacceptable ? La banalisation de certaines idées liberticides et l’accoutumance à la violence du monde qui nous entoure finiraient par nous rendre indifférents et sourds face à des faits qui devraient pourtant nous révolter.
Dans ce contexte, où l’anxiogène côtoie l’individualisme et le repli sur soi, quel est encore le sens de la résistance ? Et comment et à quoi résister aujourd’hui ?
Tenter de répondre à ces questions est la raison d’être des Territoires de la Mémoire. Et ces interrogations étaient déjà bien présentes dans l’intention des fondateurs. Ceux-là étaient de véritables « passeurs de mémoire ». Leur exemple doit nous inspirer quotidiennement. Nous voulons leur rendre un vibrant hommage car c’est grâce à leur engagement et aux sacrifices qu’ils ont consentis que nous sommes en mesure de comprendre et de refuser les mécanismes générant la haine et combattre tous ceux qui veulent confisquer nos libertés fondamentales sous de fallacieux prétextes réducteurs teintés d’amalgames simplistes.
Mais le 10 décembre 2018 marque également une idée déjà à l’œuvre depuis plusieurs années et qui a été renforcée par différents dispositifs mémoriels et décrets en faveur de la mémoire. Lors de la création de l’association en 1993 et durant les années qui ont suivi, il était surtout question de pratiquer le « devoir de mémoire » : une sorte d’obligation morale de se souvenir trop souvent mal interprétée et assez restrictive, particulièrement auprès des jeunes générations auxquelles les Territoires de la Mémoire s’adressent en priorité. Les rescapés des camps nazis, qui entouraient le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège, pensaient que la seule évocation du passé suffisait à une prise de conscience durable des jeunes générations. Raconter l’histoire, rappeler sans cesse ce qui s’était passé dans les années trente et pas seulement en Allemagne, et dans ce contexte, souligner les dangers des idéologie haineuses et extrémistes, du racisme, de l’antisémitisme, de l’homophobie, … cela devait bien suffire pour ne plus devoir revivre l’horreur, les guerres et les massacres de masse. Force est de constater que cette généreuse intention est loin d’être concluante.
Progressivement, nous avons fait le choix d’associer mémoire et citoyenneté. Plutôt que d’évoquer le seul devoir de mémoire, notre action s’inscrit résolument dans la dynamique du « travail de mémoire » qui conjugue plusieurs facettes du champ mémoriel : évocation du passé, connaissance de l’histoire, aspects commémoratifs et éducation citoyenne. Ces facettes se traduisent dans l’ensemble des actions que nous menons : exposition permanente, voyages pour la mémoire, dossiers pédagogiques, cordon sanitaire éducatif et réseau « Territoire de mémoire », campagnes Triangle rouge, rencontres, éditions, centre de documentation, expositions itinérantes, … Cette articulation est aujourd’hui largement admise tant il est vrai que les dictatures et les idéologies de la haine se fondent largement sur la négation de l’individu et sa capacité à exercer son esprit critique. Pour être capables de comprendre ces mécanismes, pour en dégager des permanences… la connaissance n’a que peu d’efficacité tout en considérant qu’elle est indispensable. Bien sûr, nous savons que tous les faits historiques quels qu’ils soient, sont uniques et singuliers. Dans ce contexte et s’agissant particulièrement du second conflit mondial armé, le travail des historiens et la rigueur avec laquelle ils analysent les événements sont indispensables pour ne pas exposer nos pratiques aux négationnistes et à tous ceux qui tentent de minimiser cette catastrophe humaine.
Heureusement, nous disposons de deux outils puissants qui s’appellent résistance et éducation : résister à la poussée des idées liberticides et éduquer pour équiper chacune et chacun à prendre en toute autonomie la responsabilité qu’il convient d’assumer. Individuellement et collectivement. Certains penseront que cet objectif est très ambitieux. Sans doute ! Mais au fil de ces premières 25 années d’existence, nous portons un regard positif sur notre action et nous pensons que la démarche citoyenne qui est au cœur de notre pédagogie est de nature à changer le regard de ceux qui en bénéficient. Faut-il répéter encore que les utopies d’hier sont parfois des réalités d’aujourd’hui !
25 ans déjà … ou seulement !
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