• Jérôme Jamin
    Jérôme Jamin
    professeur de science politique à l’Université de Liège
Propos recueillis par Isabelle Leplat

Du racisme de l'extrême droite à l'hostilité à l'égard des minorités

Jérôme Jamin est poli­to­logue à l'ULg et président des Terri­toires de la Mémoire depuis 2016. Il revient avec nous sur l'avancée inquié­tante des idées liber­ti­cides au sein de nos sociétés.

Salut & Frater­nité : Peut-on affir­mer que les idées liber­ti­cides connaissent depuis quelques années un certain succès en Europe ?

Jérôme Jamin : Oui, incon­tes­ta­ble­ment, mais c’est une longue histoire ! Au début des années quatre-vingt, la force du combat anti­fas­ciste et la légis­la­tion anti­ra­ciste nais­sante incitent de nombreux partis d’extrême droite à la prudence sur l’usage assumé de discours faisant expli­ci­te­ment réfé­rence à l’existence des races et à une hiérar­chie entre ces dernières. À l’époque, indi­quer qu’un migrant ne veut pas et ne peut pas s’intégrer car son appar­te­nance « raciale » et son origine l’en empêchent ne va pas sans rappe­ler les discours héri­tés des années trente et parfois le viru­lent anti­sé­mi­tisme d’État de l’époque. En consé­quence, aux discours, aux slogans et aux cari­ca­tures racistes qui réap­pa­raissent durant les Trente glorieuses va se substi­tuer progres­si­ve­ment un discours sur les cultures en appa­rence anodin mais pour­tant lourd d’un sens très parti­cu­lier : la culture est mobi­li­sée comme une construc­tion sociale dont la richesse et la pureté en font une « seconde nature1 », c’est-à-dire une sorte de prolon­ge­ment quasi-physique de l’individu sur lequel il a fina­le­ment peu de prise. On retrouve toujours ici le poids du groupe sur la déter­mi­na­tion de l’individu, mais il est cepen­dant condi­tionné par une culture toute-puis­sante et non plus par son origine natio­nale ou raciale.

À partir des années 2000, et plus parti­cu­liè­re­ment après les atten­tats du 11 septembre 2001, le poids du groupe qui déter­mine les indi­vi­dus et exclut toute forme de liberté (de penser, d’être ou d’action) revient une troi­sième fois mais cette fois-ci à travers la reli­gion, et singu­liè­re­ment l’Islam. À bien des égards, les argu­ments passent de la critique de certaines « races » infé­rieures voire de certaines cultures « incom­pa­tibles », à la critique des reli­gions, et par exten­sion de leurs adeptes. La reli­gion musul­mane est alors consi­dé­rée comme un fait cultu­rel « tota­li­taire » qui inter­dit au prati­quant de s’adapter aux valeurs et aux prin­cipes des démo­cra­ties occi­den­tales, notam­ment parce qu’elle empê­che­rait au croyant de sépa­rer ce qui relève de la sphère poli­tique de ce qui relève de la sphère religieuse.

En 2015, des mili­tants d'extrême droite mani­festent à Calais contre les clan­des­tins, l'« immi­gra­tion-inva­sion » et l'islamisation de l'Europe. À partir des années 2000, l'extrême droite aban­donne « le concept » de race pour s'attaquer plutôt à des mino­ri­tés reli­gieuses, comme les musul­mans, ou sociales, comme les migrants, vus comme ethni­que­ment diffé­rents et inas­si­mi­lables dans nos socié­tés. Crédits : Wiki­me­dia Commons

S&F : En quoi cette évolu­tion fait la promo­tion d’idées liberticides ?

J.J. : L’extrême droite et les partis qui s’en rapprochent (les droites radi­cales, le popu­lisme de droite et les partis xéno­phobes ou anti-immi­gra­tion, etc.) adoptent tous – certes à des degrés divers – une atti­tude d’hostilité vis-à-vis de certains groupes et de certaines mino­ri­tés. Ceux-ci sont systé­ma­ti­que­ment consi­dé­rés comme mena­çants voire dange­reux pour l’intégrité du groupe d’accueil (qui est par ailleurs toujours majo­ri­taire), soit au niveau de la nation et/ou de l’identité, soit sur le plan cultu­rel, soit sur le plan reli­gieux, même si dans ce dernier cas, la reli­gion est mobi­li­sée comme un trait cultu­rel saillant. L’extrême droite et les partis qui s’en rapprochent se carac­té­risent par une méfiance forte vis-à-vis d’individus consi­dé­rés comme cultu­rel­le­ment et ethni­que­ment diffé­rents et donc inas­si­mi­lables, notam­ment en raison de leur déter­mi­na­tion par le groupe, le postu­lat selon lequel ces derniers peuvent avoir des parcours person­nels et indé­pen­dants du groupe étant unani­me­ment rejeté. Cette méfiance implique un rejet plus ou moins violent selon les contextes natio­naux et les partis concer­nés, celui-ci pouvant aller de la simple inter­pel­la­tion au Parle­ment pour dénon­cer « l’immigration incon­trô­lée » au soutien expli­cite apporté à des milices néo-nazies char­gées de « réta­blir l’ordre » dans des quar­tiers avec une forte popu­la­tion d’origine immigrée.

En d’autres termes, même si une situa­tion n’est pas l’autre, ces partis et mouve­ments poli­tiques ont tous en commun la volonté d’identifier un ou plusieurs groupes jugés respon­sables des maux de la société. Des groupes qui par une logique du bouc émis­saire clas­sique sont jugés mena­çants en raison de leur origine, de leur reli­gion, de leur iden­tité ethnique ou cultu­relle, mais aussi en raison de l’influence forte qu’ils ont sur leurs membres qui sont consi­dé­rés comme inca­pables de s’émanciper de l’héritage commun.


  1. Voir le chapitre « Les méta­mor­phoses idéo­lo­giques du racisme et la crise de l’antiracisme » in Taguieff P.-A. (Ed.), (1991), Face au racisme, (tome 2), Paris : La Découverte.Taguieff, p.13 et sv.
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