-
Jérôme Jamin,
professeur de science politique à l’Université de Liège
Du racisme de l'extrême droite à l'hostilité à l'égard des minorités
Jérôme Jamin est politologue à l'ULg et président des Territoires de la Mémoire depuis 2016. Il revient avec nous sur l'avancée inquiétante des idées liberticides au sein de nos sociétés.
Salut & Fraternité : Peut-on affirmer que les idées liberticides connaissent depuis quelques années un certain succès en Europe ?
Jérôme Jamin : Oui, incontestablement, mais c’est une longue histoire ! Au début des années quatre-vingt, la force du combat antifasciste et la législation antiraciste naissante incitent de nombreux partis d’extrême droite à la prudence sur l’usage assumé de discours faisant explicitement référence à l’existence des races et à une hiérarchie entre ces dernières. À l’époque, indiquer qu’un migrant ne veut pas et ne peut pas s’intégrer car son appartenance « raciale » et son origine l’en empêchent ne va pas sans rappeler les discours hérités des années trente et parfois le virulent antisémitisme d’État de l’époque. En conséquence, aux discours, aux slogans et aux caricatures racistes qui réapparaissent durant les Trente glorieuses va se substituer progressivement un discours sur les cultures en apparence anodin mais pourtant lourd d’un sens très particulier : la culture est mobilisée comme une construction sociale dont la richesse et la pureté en font une « seconde nature1 », c’est-à-dire une sorte de prolongement quasi-physique de l’individu sur lequel il a finalement peu de prise. On retrouve toujours ici le poids du groupe sur la détermination de l’individu, mais il est cependant conditionné par une culture toute-puissante et non plus par son origine nationale ou raciale.
À partir des années 2000, et plus particulièrement après les attentats du 11 septembre 2001, le poids du groupe qui détermine les individus et exclut toute forme de liberté (de penser, d’être ou d’action) revient une troisième fois mais cette fois-ci à travers la religion, et singulièrement l’Islam. À bien des égards, les arguments passent de la critique de certaines « races » inférieures voire de certaines cultures « incompatibles », à la critique des religions, et par extension de leurs adeptes. La religion musulmane est alors considérée comme un fait culturel « totalitaire » qui interdit au pratiquant de s’adapter aux valeurs et aux principes des démocraties occidentales, notamment parce qu’elle empêcherait au croyant de séparer ce qui relève de la sphère politique de ce qui relève de la sphère religieuse.
S&F : En quoi cette évolution fait la promotion d’idées liberticides ?
J.J. : L’extrême droite et les partis qui s’en rapprochent (les droites radicales, le populisme de droite et les partis xénophobes ou anti-immigration, etc.) adoptent tous – certes à des degrés divers – une attitude d’hostilité vis-à-vis de certains groupes et de certaines minorités. Ceux-ci sont systématiquement considérés comme menaçants voire dangereux pour l’intégrité du groupe d’accueil (qui est par ailleurs toujours majoritaire), soit au niveau de la nation et/ou de l’identité, soit sur le plan culturel, soit sur le plan religieux, même si dans ce dernier cas, la religion est mobilisée comme un trait culturel saillant. L’extrême droite et les partis qui s’en rapprochent se caractérisent par une méfiance forte vis-à-vis d’individus considérés comme culturellement et ethniquement différents et donc inassimilables, notamment en raison de leur détermination par le groupe, le postulat selon lequel ces derniers peuvent avoir des parcours personnels et indépendants du groupe étant unanimement rejeté. Cette méfiance implique un rejet plus ou moins violent selon les contextes nationaux et les partis concernés, celui-ci pouvant aller de la simple interpellation au Parlement pour dénoncer « l’immigration incontrôlée » au soutien explicite apporté à des milices néo-nazies chargées de « rétablir l’ordre » dans des quartiers avec une forte population d’origine immigrée.
En d’autres termes, même si une situation n’est pas l’autre, ces partis et mouvements politiques ont tous en commun la volonté d’identifier un ou plusieurs groupes jugés responsables des maux de la société. Des groupes qui par une logique du bouc émissaire classique sont jugés menaçants en raison de leur origine, de leur religion, de leur identité ethnique ou culturelle, mais aussi en raison de l’influence forte qu’ils ont sur leurs membres qui sont considérés comme incapables de s’émanciper de l’héritage commun.
- Voir le chapitre « Les métamorphoses idéologiques du racisme et la crise de l’antiracisme » in Taguieff P.-A. (Ed.), (1991), Face au racisme, (tome 2), Paris : La Découverte.Taguieff, p.13 et sv.