• Bruno Frère
    Bruno Frère
    chercheur Qualifié du FNRS, il enseigne à l’Université de Liège et à Sciences Po Paris
Propos recueillis par Grégory Pogorzelski

Histoire(s) de l’engagement

Bruno Frère est chercheur en sciences sociales au FNRS Belgique et professeur à Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’ULiège. Il nous parle des raisons et des façons de s’engager.


Salut & Fraternité : L’abstention progresse et les inscriptions dans les partis, les syndicats diminuent. Pourtant les actions de terrain semblent se multiplier. Qu’est-ce qui a changé dans l’engagement politique ?

Bruno Frère : Tordons le cou à l’idée reçue selon laquelle on s’engagerait moins dans les partis ou les syndicats au profit de « nouvelles formes d’engagement ». Le taux d’engagement est aujourd’hui peu élevé, mais cela a toujours été le cas. Dès les années 50 en France, les syndicats s’alarment déjà du manque d’affiliés, par exemple. Les travailleurs se sentent peu concernés par les questions théoriques ou idéologiques. Mais ces mêmes travailleurs se mobilisent, participent aux manifestations syndicales et aux blocages, déjà à l’époque !

S&F : Pourtant l’engagement politique évolue. De quelle façon ?

B.F. : Les luttes sociales s’étendent et se diversifient dans les années 60. Avant, les revendications de la gauche portaient sur le travail et ses conditions, les minima salariaux, la couverture sociale, les congés payés…. Progressivement, certaines de ces revendications sont rencontrées. Pas parfaitement certes, mais on avance. Arrivent alors d’autres revendications, ce qu’on appelle de nouveaux mouvement sociaux. Les luttes anti-coloniales, féministes ou écologistes ; celles des minorités sexuelles (LGBT) ou raciales ; celles relatives à la légalisation des « drogues », etc. Tout ça ne fait pas partie de la lutte des classes et c’est quelque chose que la gauche a, à l’époque et encore aujourd’hui, du mal à intégrer. Ces luttes « culturalistes » viennent s’ajouter aux luttes économiques.

Les mouvements alternatifs comme les Zones à Défendre ont le vent en poupe mais quel sera leur avenir ? CC-BY-NC – Flickr.com – John Nicholls

S&F : A-t-on constaté un changement dans les méthodes de lutte, dans l’organisation des mouvements ?

B.F. : Des années 70 aux années 90, des mouvements comme les écologistes ou les altermondialistes apparaissent et réclament de l’horizontalité, des organisations les plus participatives et les moins bureaucratiques possibles. Mais en pratique il s’agit des méthodes anarchistes du XIXe siècle ! Ce retour à l’anarchisme évolue cependant. Quand j’observe les mouvements d’occupation étudiants ou les ZAD1, je remarque que cela s’organise. Ils réfléchissent toujours à l’horizontalisation des hiérarchies mais sans véritable structure, ils savent qu’ils disparaîtront. Il faut trouver des terrains d’entente avec les autres mouvements, des adversaires communs, des méthodes de collaboration et, même s’ils voient ça d’un mauvais œil, des modes d’institutionnalisation. Aujourd’hui l’on voit des ZADistes accueillir des réfugiés, ou des Black Bloc2 renoncer à la violence lors des manifestations auxquelles participent des réfugiés sans papiers, pour éviter de les mettre en danger. En recroisant les raisons de lutter, le mouvement se renforce, s’officialise et devient un « acteur social » avec lequel le gouvernement doit compter. Toute la difficulté, c’est comment passer de ces réseaux locaux à l’état d’acteur global, non relié à un lieu ou un problème spécifique.

Il faut trouver des terrains d’entente avec les autres mouvements, des adversaires communs, des méthodes de collaboration et, même s’ils voient ça d’un mauvais œil, des modes d’institutionnalisation. Aujourd’hui l’on voit des ZADistes accueillir des réfugiés, ou des Black Bloc2 renoncer à la violence lors des manifestations auxquelles participent des réfugiés sans papiers, pour éviter de les mettre en danger.

S&F : Aujourd’hui, qu’est-ce qui pousse une personne à s’engager ?

B.F. : L’engagement, c’est difficile à définir. Pour certains, travailler dans une entreprise plus « participative » ou qui propose de s’exercer à la pleine conscience, c’est déjà s’engager. Même si les inégalités salariales perdurent et que leurs actionnaires s’enrichissent sans rien faire. Entre eux et des ZADistes, il y a un fossé où nous nous trouvons tous ! Et nous sommes tous plus ou moins engagés à la fois dans la reproduction d’un ordre établi et dans son effritement, dans diverses mesures difficiles à pondérer. Les gens qui réfléchissent leur engagement peuvent ensuite citer différentes raisons. Certaines sont intellectuelles : à force de se demander pourquoi la société fonctionne comme elle fonctionne, d’aucuns la trouvent injuste et veulent la changer. D’autres sont esthétiques, comme promouvoir des façons de vivre, de s’organiser parce qu’elles semblent viscéralement plus belles, plus harmonieuses ou plus justes. Enfin, quand quelqu’un s’engage avec une visée politique consciente et concrète, il y a souvent une expérience personnelle de l’injustice. Assister à la brutalité policière ou à la façon dont les autorités traitent les réfugiés, vivre une période de chômage et constater la violence des institutions envers les sans-emploi… Notre société ne manque pas d’occasions.


  1. ZAD : Zones À Défendre, une forme d’occupation de terrain à vocation politique, cherchant le plus souvent à empêcher un projet d’aménagement du territoire, comme Notre-Dame des Landes en France.
  2. Black Bloc : groupes éphémères participant aux manifestations et utilisant des formes d’actions directes collectives, parfois violentes, mais jugées comme nécessaires pour mener leur lutte à bien.
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