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Jean Cornil,
essayiste
Peut-on être croyant et libre exaministe ?
Comment en quelques phrases répondre de manière catégorique à une telle interrogation ? J’avoue la question passionnante voire piégée. Complexe, elle me laisse perplexe. Comme toujours, tout au départ est une question de définition. Pour le libre examen, comme tout bon cybernanthrope, je consulte, avec une certaine paresse mentale, le net. Magie Wikipédia : principe qui prône le rejet de l’argument d’autorité en matière de savoir et la liberté de jugement. Refuser, à l’image de Spinoza, la violence dogmatique ou la persuasion trompeuse, pour gagner en sagesse, en liberté et en bonheur. En ce début de millénaire, saisi par un regain affolant d’intégrismes et de superstitions qui ravagent la toile comme les vies de tant d’humains, ce principe de raison me paraît plus que jamais un horizon salutaire d’émancipation et de fraternité.
Pour la croyance les choses semblent se compliquer. Quelle en est sa juste définition ? Ne sommes-nous pas tous des croyants ? Peut-on ne pas croire ? La croyance s’oppose-t-elle à la connaissance ? À la vérité ? Mais cette dernière, comme l’exprime toute l’histoire des savoirs scientifiques depuis des siècles, est évolutive, contradictoire, en débats permanents, en controverses infinies.
Comme l’exprime remarquablement Denis Moreau, il y a différentes catégories de croyances, de l’opinion douteuse à la supposition, de la conviction à la foi religieuse, cette dernière n’ayant pas que Dieu pour objet explicite. La croyance se caractérise par un certain déficit d’assurance, comme en météo ou en amour, ou par une expérience personnelle fondée non sur la démonstration ou la preuve, mais sur la confiance ou la foi en des gens ou en des témoignages. La croyance s’oppose à la connaissance qui elle questionne la vérité sur les modes de l’évidence et de l’universalisable.
Plus encore, en suivant les thèses de Régis Debray, les sociétés humaines sont naturellement religieuses. Pour constituer ce que le philosophe nomme les communions humaines, de la nation à la tribu, du parti à la civilisation, il faut un principe d’incomplétude qui fédère ses membres. Cela peut se décliner, au fil de l’histoire, en un Dieu, un chef, un lieu, un texte, toujours sacré mais seul permettant de constituer un ensemble humain. Dans la langue superbe de Debray, ce principe fondateur mais extérieur au groupe permet de passer « du tas au tout ». « Il faut du méta pour faire du trans ». Bref, l’homme, seul animal symbolique et métaphysique, ne peut qu’être croyant. C’est ce qui participe de son essence même d’humain.
Bien sûr le référent du logiciel mental se métamorphose. Ainsi, le consumérisme et l’argent, la compulsion technologique ou la maîtrise transhumaniste de la nature, dessinent chez certains penseurs, les contours d’une nouvelle religiosité capable de conférer un sens à l’existence.
Désolé pour la caricature mais je pense être un croyant, comme tout le monde, et un libre exaministe, pas comme tout le monde. L’enjeu est de séparer, en les distinguant clairement, les croyances et les connaissances. Deux sphères différentes qui répondent à des critères et à des objectifs dont la confusion engendre les intégrismes et les fanatismes. Le refus du raisonnement, du débat, du doute, de l’étonnement débouche inexorablement sur le totalitarisme, la théocratie, l’autisme ou le slogan. Comme Jean-Jacques Rousseau, écrivant à son père en 1731, « j’aime mieux une obscure liberté qu’un esclavage brillant ».
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