• Jean-Jacques Jespers
    Jean-Jacques Jespers
    journaliste et professeur à l’Université Libre de Bruxelles
Propos recueillis par Grégory Pogorzelski

Médias et libre examen : entre passion et prudence

Jean-Jacques Jespers est jour­na­liste et profes­seur de jour­na­lisme à l’Université Libre de Bruxelles. Il nous parle des rapports diffi­ciles entre médias et libre examen.

Salut & Frater­nité : Comment s’informer de façon critique ?

Jean-Jacques Jespers : Un de mes profes­seurs disait : « s’informer fatigue ». Bien s’informer, c’est s’armer de patience et d’énergie. Il faut consom­mer l’information avec passion et prudence, s’abreuver à toutes les sources dispo­nibles, les compa­rer, les mettre en rapport les unes avec les autres. S’informer, c’est faire l’examen critique de ce que nous offrent les médias, et pas seule­ment les médias établis. C’est un véri­table travail à temps plein ! Évidem­ment, la plupart des citoyens sont trop occu­pés : faire ce travail est hors de leurs moyens. Un des rôles du jour­na­liste est de lui prépa­rer le terrain, de faire un travail préa­lable de compa­rai­son et de sélec­tion de l’information, de préci­ser le contexte. Malheu­reu­se­ment, de nos jours, un jour­nal doit chas­ser le scoop pour rester à flot, être le premier sur le sujet ou suren­ché­rir sur ses collègues : ça laisse peu de temps au reste. C’est moins la faute des jour­na­listes que celle des struc­tures de diffu­sion qui veulent renta­bi­li­ser à outrance.

© Domaine public

S&F : Vous parliez de sortir des médias établis : parlez-vous d’internet ?

J.-J.J. : Il y a toujours eu des médias plus confi­den­tiels ou aux spectres d’intérêt plutôt spéci­fiques. Mais inter­net est une sorte de prodige pour ce type de médias. C’est un outil qui permet d’aller très loin dans la recherche et la compa­rai­son de sources d’information. Mais inter­net, c’est le pire comme le meilleur : on y trouve des choses inté­res­santes mais beau­coup de scories également.

Ces réseaux sociaux ont inté­rêt à ce qu’on s’y sente bien, « chez soi », afin qu’on y revienne. Ils trient les infor­ma­tions et nous proposent celles qui nous conviennent, qui nous plaisent, nous touchent ou nous révoltent, que l’on va parta­ger à notre tour vers nos amis. La visi­bi­lité de ces nouvelles dépend de ces échanges, bien plus qu’avant.

Inter­net change égale­ment la façon dont nous nous infor­mons. Avec les réseaux sociaux notam­ment, les nouvelles circulent de façon plus hori­zon­tale, surtout chez les 15–25 ans. Ces réseaux sociaux ont inté­rêt à ce qu’on s’y sente bien, « chez soi », afin qu’on y revienne. Ils trient les infor­ma­tions et nous proposent celles qui nous conviennent, qui nous plaisent, nous touchent ou nous révoltent, que l’on va parta­ger à notre tour vers nos amis. La visi­bi­lité de ces nouvelles dépend de ces échanges, bien plus qu’avant. Et celles-ci proviennent de jour­naux qui ont besoin de ce partage pour vivre. Par consé­quent, les « news » qui circulent sont inso­lites, ou choquantes, ou au contraire rassu­rantes… mais pas très intéressantes.

S&F : Quelles sont les consé­quences de cette hori­zon­ta­li­sa­tion de l’information ?

J.-J.J. : Aujourd’hui le public fait plus confiance aux pairs qu’aux experts. Quand l’information vient d’en haut, d’une posi­tion d’autorité qui peut la mani­pu­ler, le public a tendance à se méfier. Quand elle provient d’un ami ou d’un collègue, l’information semble moins mani­pu­lée. Mais c’est illu­soire : non seule­ment elle vient d’on ne sait où et est trai­tée on ne sait comment, mais les risques de mani­pu­la­tions volon­taires sont toujours présents. Et ces infor­ma­tions fausses voire malhon­nêtes peuvent faire boule de neige ! Quand elles plaisent ou indignent, on les retrouve ensuite partout, sans que personne ne les ait vérifiées.

S&F : Quels conseils donne­riez-vous à quelqu’un qui cherche à s’informer en exer­çant son libre examen ?

J.-J.J. : Exer­cez votre esprit critique à tous égards, pas seule­ment envers les médias tradi­tion­nels. À qui appar­tient cet organe de diffu­sion ? Quels sont ses inté­rêts ? À qui peut servir l’information diffu­sée ? Est-ce que les thèses déve­lop­pées ne privi­lé­gient pas tel courant, tel parti, telle entre­prise, tel pays par rapport aux autres ? Compa­rez, égale­ment. La pratique du libre examen est hostile à tout dogma­tisme, toute vérité unila­té­rale. Multi­plier les sources et les ques­tion­ner, c’est fonda­men­tal. C’est égale­ment valable pour les sources que vous appréciez !

La pratique du libre examen est hostile à tout dogma­tisme, toute vérité unila­té­rale. Multi­plier les sources et les ques­tion­ner, c’est fonda­men­tal. C’est égale­ment valable pour les sources que vous appréciez !

Ces ques­tions sont à se poser tant pour les médias clas­siques que non-tradi­tion­nels, qui ne sont pas dépourvu de stra­té­gie et de volonté de promo­tion. C’est légi­time de se méfier a priori des médias tradi­tion­nels mais faut-il sombrer dans une confiance aveugle envers les médias alter­na­tifs ? Je ne pense pas. Avec une rédac­tion tradi­tion­nelle, il est possible de savoir quels sont les inté­rêts qui la finance, quelle est sa ligne édito­riale, comment elle cherche à faire de l’audience, du tirage, du clic. Un site d’information alter­na­tif ou un blog indé­pen­dant, c’est tout autre chose. Que veulent-ils ? Promou­voir une idéo­lo­gie ? Un parti ? Une société privée ?  Il vaut mieux redou­bler de prudence, exer­cer une méfiance constructive.

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