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Jean Leclercq,
professeur de philosophie à l’Université Catholique de Louvain
Libre examen et croyance : une antinomie féconde
Je voudrais tenir une thèse simple : le libre examen est un principe, donc une entité première, et, métaphoriquement parlant, un outil, permettant de s’orienter dans la pensée et d’agir. Agir parce que compte – plus que tout – l’effectivité pratique du libre examen, en ce sens où il serait incomplet de seulement le concevoir comme un principe théorique. Ce caractère opératoire et pratique est lié au fait qu’il est, en un sens étymologique, un principe de la raison, c’est-à-dire de la mesure, pour prendre distance, pour faire advenir la réflexion, en somme la critique qui est un jugement et une option.
Mais ce principe dit plus que la liberté, que ce soit dans l’ordre du savoir ou du croire, même si la liberté intellectuelle, la liberté d’expression et la liberté morale lui sont quasi homogènes. Sans doute est-ce plutôt la question de la vérité qui est la ligne d’horizon du principe, en éloignant le dogmatisme certes, mais également le scepticisme. On devrait même préciser le « faire » la vérité, avec l’exigence du « dire vrai », dans le sens de la « parrhèsia », chère aux Démocrates athéniens. Il y a, dès lors, une éthique du libre examen, allant de paire avec l’exigence de l’autonomie du sujet et le respect de la raison politique de la Modernité qui est argumentative, discursive, partageable, c’est-à-dire tout le contraire de la raison théologique.
Cette brève description étant faite, je propose une autre thèse qui en découle : on ne peut faire co-exister « libre examen » et « croyance », car les deux termes sont antithétiques et relèvent de la contradiction, surtout quand il s’agit de la croyance religieuse, qui – elle – fonctionne avec les principes effectifs de la foi et de l’assentiment, notions opposées au libre examen. Il ne s’agit certes pas de dénier ces fonctions du religieux, mais d’ambitionner leur incompatibilité, de fait et de droit. Sans quoi, on le priverait de sa nature singulière et de son fonctionnement puisque la croyance religieuse se développe dans le temps et l’espace d’une révélation ou d’une manifestation, avec des pratiques référencées, avec un horizon de transcendance, en sorte que cette hétéronomie du religieux s’oppose frontalement à l’autonomie de la raison et du sujet.
Si des croyants veulent prétendre en faire l’usage, celui-ci sera toujours altéré et inapproprié, en tout cas, tant que la portée et les objets du croire demeureront. Le libre examen est un affranchissement, une libération et, sans aucun doute, une élucidation. On parlera alors, ici, d’un usage « en dépit de », voire d’un emprunt abusif car le travail du principe m’apparaît comme devant ouvrir au renoncement de toutes les formes de la croyance religieuse. Bref, on ne confondra pas la liberté du croyant avec le libre examen : on ne peut être, radicalement parlant, un libre exaministe en régime de croyances religieuses car il n’est guère, pour le dire en usant d’un corpus historique, de possible évangile du libre penseur.
En somme, je revendique un acte de différenciation, pour tenir sauves les thèses que j’évoquais plus haut. Mais on l’a aussi compris, il n’y a alors ni utopie ou « telos » possible?; le « lieu » du réel nous suffit amplement, sous le signe de notre finitude temporelle où il n’y a décidément aucune invocation à faire, mais des résolutions à prendre. L’exigence effective du libre examen demande toujours de se dépouiller, au gré de l’inquiétude de la raison : une raison sans repos et… libre !
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