• Claude Javeau
    Claude Javeau
    professeur émérite de sociologie de l’Université Libre de Bruxelles, essayiste et écrivain
Propos recueillis par Isabelle Leplat

Le libre examen face au retour de la religiosité

Claude Javeau a ensei­gné la socio­lo­gie à l’Université Libre de Bruxelles et est l’auteur de nombreux essais. Il nous parle du libre examen, de ses enjeux mais aussi du rôle que doit jouer la laïcité.

Salut & Frater­nité : Quelle est votre défi­ni­tion du libre examen ?

Claude Javeau : C’est la recherche de la vérité par la raison, dont le prin­ci­pal instru­ment est la science. C’est une démarche person­nelle de rejet du dogme, de toute vérité révélée.

Les églises, les mosquées et les syna­gogues ne sont pas remplies, mais le fait reli­gieux menace la démarche libre exami­niste. Affir­mer sa confiance en la science, c’est risquer de passer pour quelqu’un de rétro­grade, et d’être taxé de « laïcard », qui est un terme péjoratif.

S&F : Quels sont les enjeux du libre examen aujourd’hui ?

C.J. : Nous assis­tons actuel­le­ment à un retour de la reli­gio­sité et des enjeux poli­tiques, sociaux et écono­miques qui y sont liés. Les églises, les mosquées et les syna­gogues ne sont pas remplies, mais le fait reli­gieux menace la démarche libre exami­niste. Affir­mer sa confiance en la science, c’est risquer de passer pour quelqu’un de rétro­grade, et d’être taxé de « laïcard », qui est un terme péjo­ra­tif. Il y a donc un enjeu pour la laïcité et le libre examen – dont il est la démarche fonda­men­tale –, de lutter contre le retour du reli­gieux. Certains étudiants m’ont déjà objecté que le libre examen est une démarche dogma­tique comme les autres parce qu’on ne pouvait démon­trer l’inexistence de Dieu. Ce qu’elle n’est pas, puisqu’elle s’appuie sur la réalité empi­rique. C’est donc une démarche qui s’accommode d’une varia­tion dans le temps : ce qui est démon­tré aujourd’hui ne sera plus vrai dans 20 ans. Et c’est très bien comme ça. Einstein a complété Newton, Darwin ne connais­sait pas la biolo­gie molé­cu­laire mais sa théo­rie de l’évolution n’en reste pas moins valable…

Le libre examen est une posi­tion diffi­cile qui implique la tolé­rance et le respect de l’autre, mais aussi une remise en ques­tion perpé­tuelle. CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Adrien Sifre

S&F : Que faire face à ce retour de la religiosité ?

C.J. : C’est compli­qué : il faut agir sur les plans poli­tique, idéo­lo­gique et cultu­rel. Pour le moment, un certain nombre d’intellectuels ont tendance à tout sacri­fier au nom de la spéci­fi­cité des cultures. Défendre la ratio­na­lité et le libre examen donne l’impression d’être une démarche ringarde sous prétexte d’un manque d’ouverture. Nous sommes sur la défen­sive. N’oublions pas que la Belgique est un pays de tradi­tion catho­lique avec une famille royale confite en dévo­tion. Les inter­ven­tions des évêques de l’Église dans la vie poli­tique belge sont courantes. Or, une majo­rité de gens n’ont qu’une vague idée d’une trans­cen­dance mais s’en accom­modent et conti­nuent à sacri­fier aux rituels fonda­men­taux : se marier à l’église et faire faire leur commu­nion solen­nelle aux enfants parce que c’est plus « beau », par exemple. Et ça conti­nue avec les Te Deum, les repré­sen­ta­tions reli­gieuses dans les céré­mo­nies de Nouvel An, etc.

Le libre examen est une posi­tion diffi­cile qui implique la tolé­rance et le respect de l’autre, mais aussi une remise en ques­tion perpé­tuelle. Le problème de la laïcité, c’est que nous sommes trop confiants dans l’idée d’avoir gagné. La sécu­la­ri­sa­tion, elle, a gagné. C’est clair. Et nous sommes un peu assis sur nos lauriers.

Le libre examen est une posi­tion diffi­cile qui implique la tolé­rance et le respect de l’autre, mais aussi une remise en ques­tion perpé­tuelle. Le problème de la laïcité, c’est que nous sommes trop confiants dans l’idée d’avoir gagné. La sécu­la­ri­sa­tion, elle, a gagné. C’est clair. Et nous sommes un peu assis sur nos lauriers. Nous n’avons pas prévu que cette reli­gio­sité allait reve­nir du côté de l’islam, dont l’Église catho­lique profite puisqu’elle se met dans la foulée. Petit à petit, il appa­raît que nous devons nous battre pour conser­ver ce que nous pensions être un mono­pole et qui n’était qu’une posi­tion précaire. Des initia­tives comme celles qui s’inscrivent dans le cadre de la laïcité sont une avant-garde, qui, d’un certain point de vue, sont deve­nue une arrière-garde : il y a des empiè­te­ments perpé­tuels dans l’espace des convic­tions de la part de systèmes reli­gieux qui invoquent la démo­cra­tie, la liberté de culte ou de prosé­ly­tisme, et qui arrivent à récla­mer du halal dans les cantines ou à empê­cher des jeunes filles d’aller à la piscine. Quand j’ai commencé à avoir des étudiantes voilées, je n’ai eu aucun problème avec leur liberté de convic­tion mais je m’interrogeais sur le grigno­te­ment d’un espace par la reli­gion. Une partie de l’intelligentsia s’obstine à soute­nir que ce n’est pas de l’ordre du reli­gieux : on parle du chômage, de l’exclusion. Bien sûr que ça existe ! Mais en même temps la réfé­rence est reli­gieuse. C’est au nom de l’islam.

Cela dit, je ne pense pas que l’inscription de la laïcité dans la Consti­tu­tion soit une solution.

S&F : Pourquoi ?

C.J. : La Belgique est un pays neutre même s’il est laïque dans les faits. Or la laïcité est subven­tion­née par l’État au même titre que sept autres cultes. En ce sens, elle s’est « ecclé­sia­li­sée » : lorsqu’elle a obtenu des subsides, elle s’est donné une struc­ture qui ressemble à celle des reli­gions, ce qui n’est certes pas un mal. En faisant figu­rer la laïcité dans la Consti­tu­tion, on donne­rait un avan­tage à la laïcité orga­ni­sée par rapport aux autres cultes. Je ne suis pas contre, mais il faudrait alors la nommer autrement.

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