• Serge Tisseron
    Serge Tisseron
    psychiatre, psychanalyste et directeur de recherches à l’Université Paris Ouest Nanterre

Image de soi et réseaux sociaux : de nos penderies à nos ordis

Le désir de se montrer est fondamental à l’être humain et il est antérieur à celui d’avoir une intimité. Il contribue en effet au sentiment d’exister dès les premiers mois de la vie. L’enfant se découvre ainsi dans le visage de sa mère. Et la présentation de soi est toute la vie une façon de guetter dans le regard d’autrui – et, au sens large, dans ses réactions – une confirmation de soi.

Pour beaucoup, ce désir passe aujourd’hui par les réseaux sociaux, notamment Facebook™. Ces possibilités nouvelles affolent les parents. Mais en réalité, nos ordinateurs ne font que prolonger au XXIe siècle les possibilités que nos penderies ont inaugurées dans la seconde moitié du XXe.

L’espace de toutes les métamorphoses

Dans la première moitié du XXe siècle, chacun n’avait qu’une seule identité dont témoignaient ses vêtements. Les ouvriers s’habillaient toujours comme des ouvriers même quand ils allaient au bal du samedi soir. Et les bourgeois s’habillaient toujours en bourgeois, même quand ils partaient en pique-nique.

C’est dans la deuxième moitié du XXe siècle, que les choses ont changé. Avec les Trente Glorieuses et l’évolution des mœurs, chacun a pu s’habiller selon ses désirs du moment. Aujourd’hui, on peut s’habiller en sportif, même si on ne l’est pas, ou en rocker, même si on ne l’est pas. Et chacun sait bien que c’est un jeu : pouvoir à volonté construire une image de nous, mêmes par le choix de vêtements, ne veut pas dire que notre identité se perde. Quand nous essayons des vêtements devant notre glace, nous ne nous déguisons pas, nous cherchons à nous découvrir. C’est particulièrement vrai à l’adolescence, à un moment où la construction de soi est au centre de toutes les préoccupations.

Quand nous essayons des vêtements devant notre glace, nous ne nous déguisons pas, nous cherchons à nous découvrir. C’est particulièrement vrai à l’adolescence, à un moment où la construction de soi est au centre de toutes les préoccupations.

C’est exactement la même chose quand nous endossons des identités sur Internet, et là aussi, c’est particulièrement important à l’adolescence, à un âge où on se cherche. Du coup, l’identité change de référence.

L’identité n’est plus une propriété privée de l’individu, et encore moins un invariant. Elle est une fiction tributaire des interactions entre un groupe de personnes, et donc à chaque fois différente. Chacun devient multi identitaire, chacune de ses identités étant définie par référence à l’espace social.

Avoir plusieurs identités ne signifie pas pour autant avoir plusieurs personnalités. Chacun n’en a qu’une seule, mais il est condamné à l’ignorer. Elle est un « foyer virtuel » (Lévi-Strauss, 2000) que les identités multiples permettent d’explorer et de cerner, jamais de connaître tout à fait. À chaque moment, il en est de nos identités comme des vêtements dans notre garde-robe. Nous les essayons à la recherche de notre personnalité décidément insaisissable. Les identités multiples et les identifications flottantes définissent une nouvelle normalité dont la plasticité est la valeur ajoutée, tandis que l’ancienne norme du « moi fort intégré » est disqualifiée en psychorigidité. Quant à la pathologie, elle ne commence que quand ses identités échappent au sujet et qu’il devient incapable de différencier le dedans du dehors, l’intériorité de l’extériorité. Mais Internet est le lieu d’expression de ces troubles, quand ils existent, pas leur cause.

Particularités de l’expression de soi sur Internet

La mise en jeu du désir d’extimité1 sur Internet présente plusieurs caractéristiques.

L’invisibilité

L’invisibilité peut favoriser la désinhibition à propos de sujets que les individus n’aborderaient pas s’ils devaient donner leur identité. Mais les possibilités d’anonymat sur Internet sont plus souvent exploitées pour se construire une identité fictive. C’est une façon d’explorer des façons nouvelles d’entrer en contact, de se séduire, de nouer des relations. Internet est d’abord un espace dans lequel on explore des identités multiples.

Une demande non adressée

L’expression du soi intime que constitue le processus d’extimité n’a de sens que si l’interlocuteur est reconnu susceptible de le valider. En même temps, comme la révélation d’une partie de son intimité comporte des risques, (notamment ceux de la dérision et de la manipulation), le désir d’extimité se manifeste plutôt envers des personnes choisies.

Un public reconnu ou ignoré à volonté

Sur Internet, la particularité du désir d’extimité est de pouvoir ne pas s’adresser à une personne précise, mais à une multitude. Par opposition à l’intimité partagée avec quelques-uns, l’intimité partagée avec un grand nombre a pu être désignée comme intimité « light ». Sa fonction est de maintenir un lien social léger susceptible d’être activé à tout moment. Elle est en cela comparable à celle des traditionnels « cocktails » qui permettent de réactiver une fois par an des liens jugés potentiellement utiles, tout en évitant de créer une trop grande proximité que du reste personne ne souhaite.

© Reporters – Odilon Dimier (Orphea Studio 3)

L’indispensable éducation aux médias

Une éducation aux médias ciblée est indispensable dans deux domaines au moins. Par exemple, les jeunes omettent totalement le fait qu’Internet est un gigantesque marché, âprement disputé, dans lequel ils représentent, en tant qu’utilisateurs, une source de revenus dont on cherche à tirer parti par des moyens parfois douteux. Et ensuite, beaucoup ne savent pas quelles conséquences peut avoir la publication sur You Tube™ de petits films tournés avec le téléphone portable, lors de la recherche d’un stage par exemple.


  1. Par opposition à l’intimité, l’extimité est le désir de rendre visibles certains aspects de soi jusque là considérés comme relevant de l’intimité.
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