- Vicky Goossens
Limiter les dérives ? Aux politiques de décider ! »
Vicky Goossens a été professeure d’économie politique ainsi que d’histoire des doctrines et d’économie sociale. Depuis 15 ans, elle est militante active au sein de l’Association pour la Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens – ATTAC-Liège – qui défend le bien-être des citoyens face à la mondialisation ultra libérale.
S&F : La politique est-elle assujettie à l’économique, ou est-ce le contraire ?
Vicky Goossens : Nous sommes dans un État de droit. En théorie, nos représentants légifèrent pour définir les droits et devoirs de toute personne, physique ou morale, au sein de la société. Ils en fixent également les structures y compris économiques. De ce fait, en principe, le politique prime l’économique. Ainsi, depuis la nuit des temps, l’économie était classée par la CDU1 sous la cote des sciences humaines et s’intitulait « Économie politique ». Mais depuis plus de trente ans, elle s’est imposée en tant que « Science économique ». Elle se voudrait science pure, autonome du politique. Ainsi, cette discipline, inspirée de la doctrine libérale keynésienne2 depuis l’après-guerre jusque dans les années '70, est aujourd’hui soumise à la pensée monétariste, communément appelée néolibérale. Dans ce cadre, la monnaie serait le régulateur du système. Ce tournant correspond à un retour à l’histoire du XIXe où l’on considérait que « moins d’État égal meilleur État ».
Le « laisser-faire, laisser-passer » retrouve ses lettres de noblesse : le tout au privé et la libre circulation des biens, des services et des capitaux. Le rejet de l’intervention de l’État prétend aux équilibres et arbitrages spontanés des marchés et de la finance. Pour souscrire à cette « nouvelle économie », les pouvoirs publics ont autonomisé leurs bastions, déréglementé et dérégulé à tout-va. La suppression des contrôles, notamment au niveau des frontières, a ouvert la voie à la finance qui se déplace librement où elle veut, comme elle veut et quand elle le veut. Et, à quelles fins multiplie-t-elle ses flux ? Aux fins d’une spéculation débridée, détachée de l’économie réelle. En cela, elle crée ses propres rejetons, s’accumule, s’internationalise, s’émancipe du politique et le soumet à son pouvoir.
Face à la finance libéralisée et concentrée, les rapports de force se sont donc inversés. Toutefois, si le politique a perdu ses prérogatives, c’est qu’il a légiféré en ce sens. (…) En conséquence, suite à la crise financière, les États endettés par le sauvetage des banques privées se trouvent, après coup, obligés d’emprunter auprès de ces mêmes banques privées à des taux d’intérêt d’autant plus élevés qu’ils les ont aidées.
Face à la finance libéralisée et concentrée, les rapports de force se sont donc inversés. Toutefois, si le politique a perdu ses prérogatives, c’est qu’il a légiféré en ce sens. Prenons l’exemple de l’euro-système. Le traité de Maastricht réclamait aux pays candidats l’autonomisation de leur banque centrale, à l’instar de la BCE (Banque centrale européenne). Chaque pays membre a donc légiféré, renonçant à la gestion de sa politique monétaire et à tout financement de ses déficits par sa banque nationale. En conséquence, suite à la crise financière, les États endettés par le sauvetage des banques privées se trouvent, après coup, obligés d’emprunter auprès de ces mêmes banques privées à des taux d’intérêt d’autant plus élevés qu’ils les ont aidées. Par contre ces dernières se financent auprès de la banque centrale à des taux quasi nuls !

S&F : Pensez-vous que la politique pourrait à un moment donné reprendre les ficelles ? Et par quels moyens ?
V.G. : Oui je crois qu’elle le pourrait. Mais le droit européen prime sur le droit national et actuellement, l’Union est majoritairement empreinte d’idéologie ultralibérale. Je reste cependant optimiste parce qu’objectivement, il suffit de re-légiférer. De plus, le climat socio-économique devenant de plus en plus critique, les majorités politiques risquent de changer ou d’évoluer.
S&F : Selon vous, l’économie n’a pas d’existence par elle-même ? Qui décide ?
V.G. : L’économie a une existence et surtout un objet qui consiste à essayer de produire un maximum de bien-être pour la population. Mais elle n’a pas toute son autonomie car normalement elle ne peut agir que dans un cadre légal. En cas de libéralisation outrancière, elle dérive et perd son objet. Puis à chaque crise de l’histoire, les équilibres ne se restaurant pas d’eux-mêmes, le politique doit intervenir et rétablir des règles. On l’a particulièrement compris après la crise de '29. C’est d’ailleurs après cette crise que l’on a bénéficié de l’interventionnisme keynésien, du développement des services publics, de la sécurité sociale, des politiques du plein-emploi, du vote des femmes,… Toutes ces avancées nous ont permis de vivre dans une société plus égalitaire. Pourtant nous étions, comme de tous temps, dans une économie libérale mais … régulée et socialement réformée.
Il suffirait de faire marche arrière, de légiférer pour rétablir les équilibres et remettre l’intérêt général au centre des préoccupations politiques. (…) Si on veut vraiment agir, il faut s’en donner les moyens : les voix d’une citoyenneté active et solidaire. Aux politiques de les entendre et de décider !
Il suffirait de faire marche arrière, de légiférer pour rétablir les équilibres et remettre l’intérêt général au centre des préoccupations politiques. Par exemple, en limitant les spéculations qui génèrent la concentration du capital aux dépens de l’économie, en supprimant les paradis fiscaux, en instaurant une fiscalité juste, etc. Si on veut vraiment agir, il faut s’en donner les moyens : les voix d’une citoyenneté active et solidaire. Aux politiques de les entendre et de décider !
- La classification décimale universelle est un système de classification créé par Paul Otlet et Henri La Fontaine employé dans les bibliothèques, par exemple.
- Politique économique inspirée des idées du britannique John Maynard Keynes (1883–1946) qui affirme que l’intervention active des gouvernements dans l’économie et dans la politique monétaire sont les meilleurs moyens d’assurer la croissance économique.