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Pierre-Arnaud Perrouty,
directeur de la Ligue des droits humains
Nécessité et fragilité des droits humains en temps de crise
La lutte contre la pandémie de covid-19 était au centre des préoccupations politiques au cours de l’année dernière, avec des répercussions importantes en matière de droits humains.
Les questions soulevées par les mesures sanitaires étaient donc au cœur du rapport annuel de la Ligue des droits humains (LDH) sur l’état des droits fondamentaux en Belgique, paru en janvier 20211. Mais d’autres questions restent prégnantes, bien que quelque peu délaissées face à l’urgence sanitaire, notamment en matière de protection des données, de violences policières, de droit des femmes ou des personnes migrantes.
Un des rares mérites de cette crise sanitaire aura peut-être été de nous rappeler la dimension collective des droits humains.
Cette crise aura souligné à la fois l’importance et la fragilité de l’État de droit. Le fait que le gouvernement ait pu invoquer aussi longtemps l’urgence et adopter par arrêtés ministériels des mesures aussi restrictives des droits et libertés pendant presque un an et demi montre le peu de cas accordé à l’État de droit. Cette prévalence du pouvoir exécutif sur le parlement avait déjà été dénoncée lors des crises sécuritaires après les attentats qui ont marqué la Belgique et d’autres pays européens. Elle est également manifeste aujourd’hui avec la crise sanitaire et le sera peut-être encore demain avec la crise climatique.
Ce mode de fonctionnement a montré sa limite avec l’adoption d’un arrêté royal au mois de décembre 2021 pour fermer le secteur de la culture. Décision manifestement disproportionnée au vu du manque de preuves que ces lieux étaient plus contaminants que d’autres et des efforts déjà consentis pour les sécuriser. Un large mouvement s’est mobilisé contre la mesure, de nombreux lieux sont restés ouverts en invoquant la désobéissance civile. Saisi par plusieurs acteurs du monde culturel et la LDH, le Conseil d’État a suspendu la mesure, contraignant le gouvernement à revenir sur sa décision. De ce point de vue, l’adoption de la loi pandémie l’été dernier a le mérite de préciser le cadre de l’action du gouvernement mais reste insuffisante en matière de contrôle parlementaire.
Les questions soulevées par les mécanismes de surveillance et de contrôle restent entières. En matière de violences policières, l’année 2021 aura été marquée par un usage disproportionné de la force lors de plusieurs manifestations et par de nouveaux décès, dont deux dans les mêmes locaux de police à Bruxelles. Dans sa toute grande majorité, cette violence continue de s’exercer contre des hommes jeunes, étrangers ou d’origine étrangère. Cette année aura également connu une inquiétude croissante autour des outils de surveillance et de contrôle, avec une attention particulière sur la capacité de l’Autorité de protection des données (APD) à jouer pleinement son rôle de manière indépendante.

L’année 2021 a aussi été traversée par des questions touchant aux droits des femmes et aux droits des personnes migrantes. Au-delà du mouvement #BalanceTonBar, des avancées législatives sont intervenues. En matière de féminicide, la LDH s’est prononcée contre l’introduction d’une incrimination pénale spécifique tout en appelant à intensifier la lutte contre ce fléau. La réforme du droit pénal sexuel amène un point central : le consentement ne pourra plus être déduit du simple silence de la victime. Enfin, la question du foulard aura elle aussi connu des développements inédits, notamment dans l’affaire de la STIB à Bruxelles où un tribunal a reconnu une discrimination fondée à la fois sur la religion et sur le genre et ordonné à la société de transport de mettre fin à sa politique de neutralité exclusive. En revanche, la question migratoire reste entière et les gouvernements successifs se montrent incapables d’y apporter une réponse structurelle.
Un des rares mérites de cette crise sanitaire aura peut-être été de nous rappeler la dimension collective des droits humains : nos décisions individuelles affectent les autres et certaines solutions face aux crises ne peuvent êtres que collectives. Les droits humains doivent impérativement être intégrés dans l’équation des gouvernements, au même titre que les données scientifiques, sociales et de santé publique. À défaut, le danger est grand de s’installer dans un état de crise permanente qui verrait se succéder, voire se combiner, des risques sécuritaires, sanitaires et climatiques. Or, comme le rappelait Giorgio Agamben, « une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre ».
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