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Bernard Rey,
philosophe, docteur en sciences de l’éducation, professeur honoraire à Université libre de Bruxelles
L’intelligence artificielle, un modèle pour les élèves à l’école ?
Ce qu’on appelle intelligence artificielle (IA), c’est la capacité qu’ont certaines machines (généralement des ordinateurs) d’effectuer des opérations équivalentes à des opérations mentales humaines. Il existe aujourd’hui une multitude de machines de ce type depuis les calculatrices électroniques jusqu’aux machines capables de reconnaître des visages ou des voix, de déchiffrer des messages manuscrits, de traduire d’une langue dans une autre, de jouer (et de gagner) à des jeux complexes (échecs, Go) contre des champions, de gérer la conduite d’un véhicule en milieu urbain, etc.
De telles réussites technologiques suscitent une fascination collective. D’où l’idée que les modes de fonctionnement de tels systèmes techniques pourraient nous fournir, en retour, des modèles de fonctionnement possible de l’esprit humain lorsqu’il accomplit des tâches intellectuelles. Mieux encore, ces machines exécutent ces tâches de manière si performante que l’on pourrait s’en inspirer pour faire acquérir par les élèves à l’école de telles compétences.
Cependant, il y a lieu de s’interroger sur le sens du mot « équivalent », lorsqu’on dit que l’IA effectue des opérations « équivalentes » à celles que peut réaliser l’esprit humain. Que se passe-t-il au sein d’un ordinateur ? Pour s’en faire une représentation, on peut reprendre l’allégorie présentée par le philosophe américain Searle 1. Imaginons que ne parlant pas le chinois, je doive répondre en chinois à des questions posées en chinois selon le dispositif suivant : enfermé dans une chambre, je reçois par une fente du mur des morceaux de papier sur lesquels se trouvent des caractères chinois. Je dispose de réponses toutes prêtes également rédigées en chinois et d’une liste de règles qui m’indiquent quel caractère de réponse je dois associer à tel caractère de question. Cela me permet de sélectionner les réponses que je transmets par une autre fente du mur. Si j’exécute parfaitement les règles et si celles-ci ont été bien construites, alors mes réponses sont indiscernables de celles que donneraient des Chinois. Et Searle conclut : « J’ai des entrées et des sorties identiques à celles d’une personne de langue maternelle chinoise, […] mais je ne comprends rien.2 »
Ce que fait ce personnage, c’est exactement ce que fait un ordinateur : ce dernier reçoit des informations et, en leur appliquant un algorithme qui peut être très complexe, il produit des informations de sortie. Mais pas plus que le personnage de la chambre chinoise, l’ordinateur ne comprend ce qu’il fait. Ainsi l’intelligence artificielle n’est peut-être pas si « intelligente » que le suggère sa dénomination.
Mais son mode de fonctionnement nous alerte sur une dérive possible des pratiques d’enseignement. C’est celle qu’on rencontre chaque fois qu’à l’école on exerce les élèves à répondre à un certain type de consigne par l’application d’une règle préétablie (une formule, une technique opératoire, une opération automatisable). Car alors on arrive à la longue à ce que l’élève soit performant mais, tout comme le personnage de la chambre chinoise ou comme l’ordinateur, il ne comprend pas ce qu’il fait. Il n’est pas en situation de saisir pourquoi c’est cette règle qui conduit au résultat recherché, ni de saisir en quoi ce résultat est digne d’être recherché. Autrement dit, il ne pense pas, car on ne peut réduire la pensée à la seule computation. Penser implique une intention, une mise en rapport de ce qu’on fait avec un but auquel on attribue de la valeur. Ainsi, lorsqu’on enseigne à des élèves à établir la réponse à une question au moyen de règles préétablies, ce qui importe ce n’est pas qu’ils donnent la réponse exacte (ce qu’une machine fera toujours mieux qu’eux), mais qu’ils comprennent pourquoi ces règles sont valides, comment et en réponse à quels problèmes elles ont été construites.
Si l’on veut éviter que les élèves n’acquièrent une posture d’exécutants dociles, mais qu’ils apprennent à penser par eux-mêmes, ce n’est pas à l’acquisition d’automatismes qu’il convient de les convoquer, mais à l’interrogation critique et à la mise en problème de la réalité. La présence insistante de l’intelligence artificielle autour de nous est justement l’occasion de voir que c’est vers autre chose que nous devons conduire nos élèves.
- Searle, J., « Esprits, cerveaux et programmes », in Hofstadter, D. et Dennett, D. (dirs), Vues de l’esprit, 1987, Paris : InterEditions, p.p. 354–376.
- p. 357.