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Paul Martens,
chargé de cours honoraire à l'ULB et à l'ULg
« Les mentalités changent-elles le droit ou est-ce le droit qui change les mentalités ? »
Quand, en 1981, François Mitterand se prononça pour l’abolition de la peine de mort, contre le vœu de la majorité des Français, il n’attendit pas le changement des mentalités : c’est la loi qui les fit changer. Quand, en 2003, le législateur belge légalisa le mariage homosexuel, il avait contre lui les Églises et il put leur répondre que, malgré leur intolérance, les mentalités avaient changé.
Que sont ces « mentalités » dont on nous demande si leur rôle est de dicter les lois ou de leur obéir ? Est-ce qu’une « mentalité » mérite d’être la muse du législateur dès qu’elle est majoritaire, ou bien, est-elle respectable dès qu’une minorité « qualifiée » de la population la partage ? Est-ce que la première de ces propositions ne nous soumet pas au despotisme, pas toujours éclairé, de la majorité, la seconde, à la tyrannie, anti-démocratique, de la transcendance ?
Le problème de la démocratie, c’est qu’elle a beau se fonder sur la souveraineté du peuple, elle n’est pas sûre que celui-ci soit toujours bien inspiré, spécialement lorsqu’on lui demande son avis dans l’urgence de l’émotion. Faut-il alors chercher, au-delà des « mentalités » versatiles, médiatiquement excitées ou démagogiquement manipulées, des « mentalités » supérieures, sereines, hermétiques au clapotis des scandales ?
Cette apparente opposition entre démocratie et aristocratie, notre Constitution entend la dépasser en optant pour une démocratie représentative, qui est aussi une démocratie délibérative. C’est le débat démocratique qui doit permettre à nos élus de distinguer les mentalités qu’il faut écouter et celles qu’il faut contredire, avec pour guide les libertés fondamentales inscrites dans la Constitution et, aujourd’hui, dans les traités.
Le législateur, il est vrai, ne doit pas légiférer sans écouter les mœurs parce que « d’avoir été conquises et non pas convenues, les institutions nouvelles auront de la peine à ne pas garder trace » et parce que « le corps social risque de rejeter les innovations qui ne viennent pas de lui » (Jean Carbonnier. NDLR : juriste français qui a notamment renouvelé le Code civil dans le domaine du droit de la famille, entre autres). Mais quand il restaure des libertés que la loi avait niées, le législateur peut rester sourd à des « mentalités » qui revendiquent le maintien d’interdits ancestraux en invoquant abusivement la nature ou l’anthropologie, comme si elles étaient honteuses de reconnaître l’origine surnaturelle et théologique de leurs dogmes.
Les lois belges, qui ont successivement fait entrer dans le Code civil le mariage homosexuel et l’adoption homosexuelle, de même que celles qui ont fait sortir du Code pénal l’interruption volontaire de grossesse et l’euthanasie, ont renvoyé le choix de chacun dans la sphère privée. La loi désormais n’interdit plus ; elle n’impose pas ; elle permet. Libre à chacun d’écouter le magistère de son choix. Mais ne comptez plus sur la loi humaine pour imposer la loi divine et cessez de donner à celle-ci le travestissement des « mentalités ».
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