• Julien Dohet
    Julien Dohet
    auteur du livre "Le Darwinisme volé" et collaborateur à la revue "Aide-mémoire".

Le darwinisme social, fondement de la doctrine d’extrême droite

Ce que l’on nomme commu­né­ment le « darwi­nisme social » est né en paral­lèle de la théo­rie de Darwin. Il en est une exten­sion au domaine de la socio­lo­gie, exten­sion que Darwin lui-même rejeta dans son ouvrage La filia­tion de l’Homme publié en 1871 1, après avoir cepen­dant repris le concept de « survi­vance du plus apte » ouvrant la porte à la confu­sion qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Au vu de la réalité de ce concept, il faudrait d’ailleurs pour être plus exact parler de « spen­ce­risme 2 ».

En effet, il est géné­ra­le­ment admis que le darwi­nisme social a pour prin­ci­pal inspi­ra­teur l’anglais Herbert Spen­cer (1820–1903 3). Auto­di­dacte de talent, Spen­cer avait été élevé dans un milieu non confor­miste où l’auto-instruction était privi­lé­giée. Après avoir travaillé comme ingé­nieur, Spen­cer devient en 1848 secré­taire de rédac­tion de The Econo­mist, pério­dique nouvel­le­ment créé qui défen­dait avec achar­ne­ment une poli­tique de lais­ser-faire en matière d’organisation sociale. Ce qui, en cette année de rédac­tion par Karl Marx et Frie­de­rich Engels du Mani­feste du parti commu­niste, n’avait rien d’une posi­tion mino­ri­taire mais était clai­re­ment dans l’air du temps. En 1853, grâce à de l’argent légué par son oncle, Spen­cer peut quit­ter son emploi et se consa­crer à l’écriture à temps plein. Dans ses écrits, il exprime sa convic­tion que la société doit être orga­ni­sée en accord avec les lois de la nature qui, dans son idée, sont basées sur l’inégalité et l’élimination impi­toyable des moins aptes. Le darwi­nisme social n’est pas là complè­te­ment origi­nal. Les auteurs qui s’en inspirent – ouver­te­ment ou non – faisant égale­ment réfé­rence à des penseurs comme Hobbes et son célèbre « l’homme est un loup pour l’homme ». Si son impli­ca­tion sera raciale (avec notam­ment toute la pensée eugé­niste), elle sera aussi écono­mique avec le libé­ra­lisme inté­gral et ne peut être disso­ciée d’une vision de classe où la bour­geoi­sie se sert du mérite pour s’attaquer à la règle héré­di­taire de l’aristocratie qu’elle tend à rempla­cer à partir de la fin du 18e siècle 4. Spen­cer écri­vit d’ailleurs en 1870 dans L’individu contre l’État, une critique de l’évolution du programme libé­ral qui accep­tait de prendre des mesures de protec­tion sociale. Lui-même s’y déclare hostile à toute inter­ven­tion de l’État au nom de la liberté indi­vi­duelle car tenter d’améliorer la condi­tion des classes infé­rieures par des mesures arti­fi­cielles allait contre les lois natu­relles. Un discours qui a traversé les années jusqu’à notre époque où il a tendance à reprendre force et vigueur.

Le darwi­nisme social envi­sage que la société doit être orga­ni­sée en accord avec les lois d’une nature inégale et hostile vis-à-vis des moins aptes. © Congy Yuan – unsplash​.org

Une théo­rie au cœur du discours de l’extrême droite

C’est d’autant plus signi­fi­ca­tif que cette vision de la société revient à la mode au moment où les partis d’extrême droite connaissent partout en Europe un regain de forme. Une conjonc­tion qui n’est clai­re­ment pas pour nous un hasard. Car comme nous le démon­trons depuis 18 ans dans notre chro­nique pour la revue Aide-mémoire le darwi­nisme social consti­tue le cœur de la doctrine des diffé­rents courants de l’extrême droite, même si l’expression en elle-même n’est pas utili­sée 5. Une concep­tion globale du monde qui va au-delà de l’explication raciale 6 comme le dit clai­re­ment dans son ouvrage sur la pensée d’extrême droite Alain Bihr, pour ce courant poli­tique : « l’inégalité est d’abord une donnée univer­selle, au sein de la nature comme au sein de l’humanité : les espèces, les sexes, les civi­li­sa­tions, les peuples, les collec­ti­vi­tés poli­tiques, les indi­vi­dus même sont fonciè­re­ment inégaux entre eux. Pour cette pensée, il s’agit d’une véri­table loi onto­lo­gique, à laquelle rien ni personne ne saurait faire excep­tion. 7 »

  1. Patrick Tort, Darwin, théo­rie de l’évolution. Article dispo­nible sur Futura Science.
  2. Daniel Becque­mont « Une régres­sion épis­té­mo­lo­gique : le "darwi­nisme social" » in Espace Temps Année 2004 84–86 pp. 91–105
  3. Brian Holmes, « Herbert spen­cer » in Pers­pec­tives ; revue trimes­trielle d’éducation compa­rée vol. XXIV, n°3–4, Paris, Unesco, 1994, pp.553–575
  4. Voir sur les débats en France notam­ment : ­Jean-Marc ­Bernar­dini, Le Darwi­nisme social en France (1859–1918). Fasci­na­tion et rejet d’une idéo­lo­gie, Paris, CNRS éditions, 1997 et Cédric Grimoult, Évolu­tion­nisme et fixisme en France. Histoire d’un combat 1800-1882, Paris, CNRS éditions, 1998
  5. Pour une synthèse de ces chro­niques : Le darwi­nisme volé, Liège, Terri­toires de la Mémoire, 2010 actua­lisé dans le chapitre « Le darwi­nisme social comme ciment idéo­lo­gique de l’extrême droite » in L’extrême droite en Europe, Bruxelles, Bruy­lant, 2016 pp.39–62. On lira égale­ment avec inté­rêt les travaux de Johann Chapou­tot dont La révo­lu­tion cultu­relle nazie et La loi du sang : penser et agir en nazi.
  6. André Pichot, La société pure de Darwin à Hitler, Paris, Flam­ma­rion, 2000.
  7. Alain Bihr, L’actualité d’un archaïsme. La pensée d’extrême droite et la crise de la moder­nité, coll. « Cahiers libres », Lausanne, Editions Page deux, 1998, p.27
< Retour au sommaire