• Gérald Bronner
    Gérald Bronner
    professeur de sociologie à l’université Paris-Diderot
Propos recueillis par Grégory Pogorzelski

La pensée critique comme rempart à la crédulité

Gérald Bronner est professeur de sociologie à l’université de Paris. Auteur, entre autres, de Déchéance de rationalité et de La Démocratie des crédules, il nous dresse le portrait d’une société de moins en moins rationnelle.

Salut & Fraternité : Une épidémie de crédulité collective semble frapper nos sociétés. Comment s’exprime-t-elle ?

Gérald Bronner : Les sondages sont révélateurs. Certaines croyances, comme la méfiance envers les vaccins ou l’adhésion aux théories du complot, ont le vent en poupe. Cela se remarque également par l’impact que peuvent avoir ces croyances sur le terrain. Pour la première fois de l’histoire de l’humanité, toutes les propositions intellectuelles, qu’elles relèvent de la connaissance scientifique ou des croyances, sont mises en concurrence sans garde-fou, une sorte de dérégulation du marché de l’information. Avec des outils comme internet, sur la question des vaccins, le point de vue d’un médecin ou d’un chercheur est mis au même niveau que celui d’une mère ou d’un père de famille sans qualification ni expérience sur le sujet.

S&F : Quelles sont les causes de cette épidémie ?

G.B. : C’est avant tout une altération de l’autorité de la parole. Il y a vingt ans, personne n’invitait un militant anti-vaccins à exposer ses arguments au journal de 20h. C’eût été un scandale ! Aujourd’hui, ça ne choque plus grand monde. Bien sûr, dans le domaine de la connaissance, il existe toujours des autorités mais leur hiérarchie est complètement remise à plat.

C’est le résultat de la rencontre entre le fonctionnement de notre cerveau, qui est très ancien et a toujours été prédisposé à la crédulité, et l’état actuel du marché de l’information, qui doit faire le plus d’audience possible. Ce marché donne un accès massif à une multitude d’informations : plus il y en a, plus il est facile de choisir celles qui nous conviennent. C’est ce qu’on appelle le biais de confirmation : les informations que l’on retient sont généralement celles qui confirment ce que nous croyons déjà.

Plus le niveau d’étude et le contact avec la démarche scientifique est poussé, plus les personnes ont tendance à résister aux sirènes de l’irrationel. © Michal Parzuchowski – unsplash.org

S&F : Est-ce que cette épidémie de crédulité touche toute la population de la même façon ?

G.B. : Il existe des tendances : plus le niveau d’études est élevé, surtout dans des domaines scientifiques, moins on est susceptible de croire des choses irrationnelles. L’apprentissage d’une pensée méthodique semble efficace. Bien sûr, beaucoup de facteurs interviennent : le type de croyance, d’études… De plus, certaines croyances sont plus facilement acceptées par certaines catégories sociales, et pas toujours celles que l’on croit. Les croyances dans les médecines alternatives ou « parallèles », notamment l’homéopathie, se retrouvent souvent dans des catégories sociales moyennes ou supérieures, pas forcément avec un faible niveau d’études.

S&F : À l’échelle de notre société, quelles sont les conséquences ?

G.B. : Prenons l’exemple des anti-vaccins : cette croyance irrationnelle a fait ressurgir la rougeole un peu partout, engendrant des morts. Ce n’est pas anodin ! Elles freinent le développement scientifique avec des accusations aberrantes : les liens entre vaccins et autisme, entre ondes électromagnétiques et cancers… Quant aux théories du complot, on en trouve des traces chez les personnes politiquement radicalisées, voire les organisations terroristes. Songez à l’attentat d’Auckland, en Nouvelle Zélande : un acte terroriste inspiré par une théorie du complot, celle du « grand remplacement ». Il y a un lien fort entre le complotisme et la radicalité religieuse et politique.

S&F : Et demain ?

G.B. : Si la tendance se maintient, nous risquons « la démocratie des crédules » : des formes de démocratie où ce qui fait autorité sur une question collective, ce n’est plus le consensus scientifique. Regardez le Brésil, l’Italie, les États-Unis : des gouvernements qui contestent la réalité du réchauffement climatique ou l’efficacité vaccinale.

Pour lutter, j’insiste sur la pensée critique. Cette démarche individuelle est la meilleure régulation possible du marché de l’information. En effet, on ne se contente plus aujourd’hui de consommer de l’information : on la diffuse. Chacun peut donc agir dans la régulation du marché. Il faut ensuite pousser les grands opérateurs du net à modérer davantage les propos publiés.

Enfin, sur ce marché dérégulé, un groupe minoritaire mais motivé peut remporter le morceau. C’est le cas des croyants militants. Les citoyens rationnels doivent prendre toute leur place, ne pas avoir peur d’entrer en discussion, de dire « non, c’est faux ». Vous ne ferez pas changer les croyants d’avis, mais vous ferez beaucoup de bien aux indécis !

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