• François De Smet
    François De Smet
    philosophe, essayiste et directeur du Centre fédéral Migration (Myria)
Propos recueillis par Isabelle Leplat

Déconstruire la peur en pariant sur l’intelligence

Fran­çois De Smet est direc­teur de Centre fédé­ral Migra­tion (Myria), une insti­tu­tion publique indé­pen­dante qui vise notam­ment à infor­mer sur les flux migra­toires. Il est égale­ment docteur en philo­so­phie et nous livre son regard sur un sujet dans l’air du temps : la peur de l’Autre.

Salut & Frater­nité : Les médias ont large­ment relayé la « crise des migrants ». Ont-ils exploité un senti­ment de peur ?

Fran­çois De Smet : Dans l’ensemble, depuis le début de la crise en 2015, les médias ont fourni un véri­table effort de péda­go­gie, en ce compris les médias popu­laires. Ils ont vrai­ment tenté de l’expliquer et de mettre en avant les initia­tives posi­tives, ce qui n’était pas toujours le cas par le passé. Il y a évidem­ment eu quelques couver­tures malheu­reuses. Certains cèdent de temps en temps à la tenta­tion de faire des raccour­cis. La peur est en effet un senti­ment aisé à trai­ter qui est parti­cu­liè­re­ment vendeur. C’est très facile d’attiser la haine, mais c’est beau­coup plus compli­qué d’expliquer et d’argumenter. Il faut aussi s’adresser à un public récep­tif qui prend le temps de se lais­ser expli­quer la réalité des chiffres migratoires.

C’est très facile d’attiser la haine, mais c’est beau­coup plus compli­qué d’expliquer et d’argumenter.

S&F : D’où vient cette peur des migrants et, plus large­ment, cette peur de l’Autre ?

F.DeS. : La réponse relève de l’anthropologie. Dans un raison­ne­ment darwi­nien, il y a quelque chose de logique a priori à ce que les gens se méfient de l’Autre. Au cours de son évolu­tion, l’Homme a été contraint de s’en proté­ger, de le consi­dé­rer d’abord comme une menace et de ne pas lui accor­der de suite sa confiance pour éviter d’être éliminé, afin de survivre et de trans­mettre ses gènes. Nous ne sommes jamais que des descen­dants de primates qui avons encore des cerveaux fonc­tion­nant comme il y a 50 000 ou 100 000 ans. Aujourd’hui, l’étranger est d’abord vu comme une menace sans doute parce que nous avons l’impression que ses diffé­rences vont éven­tuel­le­ment faire dispa­raître notre spéci­fi­cité. La peur des migrants est d’abord une peur de dilu­tion iden­ti­taire, qui existe partout dans le monde. La durée de vie de l’être humain est extrê­me­ment courte et il s’accroche à ce qu’il croit être homo­gène, éter­nel et immuable dans son iden­tité comme une couleur de peau, une reli­gion, une concep­tion de la vie et du monde, une langue ou une natio­na­lité. Or, tous ces facteurs s’interpénètrent et s’influencent en perma­nence. Le migrant est le symbole de ce bras­sage conti­nuel. Par ailleurs, nous avons construit une culture basée sur les valeurs de liberté, d’égalité et de frater­nité, et c’est inté­res­sant de voir à quel point nous nous y accrochons.

Pour lutter contre la peur dans les discours, il faut provo­quer l’empathie, permettre à son inter­lo­cu­teur de se mettre à la place de l’autre. CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Cyrl

S&F : Comment peut-on aider à dépas­ser cette peur pour décons­truire les stéréo­types et les lieux communs sur l’Autre ?

F.DeS. : La peur est irra­tion­nelle ; c’est un senti­ment qu’on ne maîtrise pas. Des études montrent qu’il est très diffi­cile de convaincre quelqu’un qui n’a abso­lu­ment pas envie d’être convaincu parce qu’il fait corps avec sa peur et qu’il y trouve un conti­nuum de lui-même. En revanche, de nombreuses personnes sont prêtes à écou­ter des argu­ments. Il faut donc trou­ver des moyens de leur trans­mettre des données objec­tives exis­tantes de manière claire et simple. Parions sur l’intelligence des gens en évitant tout mora­lisme : il ne sert à rien de dire « le racisme, c’est mal ». Donnons-leur plutôt, de manière compré­hen­sible, des éléments qui prouvent que les argu­ments racistes ne reposent sur aucun fonde­ment scien­ti­fique, et donc rien de crédible. Expli­quons pour­quoi les flux migra­toires sont systé­ma­ti­que­ment suréva­lués dans leur ampleur par rapport à la réalité et en quoi les migrants sont pour beau­coup source de richesse. Myria rend ainsi acces­sibles des infor­ma­tions sur les flux migra­toires ou les droits fonda­men­taux des étrangers.

(…) plus un indi­vidu est loin d’une préten­due menace, plus il en a une vision abstraite ou canton­née à celle que construisent les médias, et plus le risque d’en avoir une vision erro­née faite de lieux communs est grand.

Et puis surtout, ce qui marche le mieux, c’est d’utiliser l’empathie, l’idée de se mettre à la place de l’Autre. Il s’agit d’expliquer les raisons pour lesquelles des personnes quittent leur pays natal, leur domi­cile – pour fuir la guerre, la misère ou plus simple­ment le désœu­vre­ment – très souvent sans aucune gaieté de cœur, et de poser des ques­tions simples (« qu’auriez-vous fait à leur place ? »). Quand un autoch­tone dialogue avec un réfu­gié en face à face, il y a beau­coup de stéréo­types qui tombent. D’ailleurs, plus un indi­vidu est loin d’une préten­due menace, plus il en a une vision abstraite ou canton­née à celle que construisent les médias, et plus le risque d’en avoir une vision erro­née faite de lieux communs est grand. En combi­nant ces deux facteurs (réalité des chiffres et empa­thie), on peut réali­ser des actions efficaces.


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