-
François De Smet,
philosophe, essayiste et directeur du Centre fédéral Migration (Myria)
Déconstruire la peur en pariant sur l’intelligence
François De Smet est directeur de Centre fédéral Migration (Myria), une institution publique indépendante qui vise notamment à informer sur les flux migratoires. Il est également docteur en philosophie et nous livre son regard sur un sujet dans l’air du temps : la peur de l’Autre.
Salut & Fraternité : Les médias ont largement relayé la « crise des migrants ». Ont-ils exploité un sentiment de peur ?
François De Smet : Dans l’ensemble, depuis le début de la crise en 2015, les médias ont fourni un véritable effort de pédagogie, en ce compris les médias populaires. Ils ont vraiment tenté de l’expliquer et de mettre en avant les initiatives positives, ce qui n’était pas toujours le cas par le passé. Il y a évidemment eu quelques couvertures malheureuses. Certains cèdent de temps en temps à la tentation de faire des raccourcis. La peur est en effet un sentiment aisé à traiter qui est particulièrement vendeur. C’est très facile d’attiser la haine, mais c’est beaucoup plus compliqué d’expliquer et d’argumenter. Il faut aussi s’adresser à un public réceptif qui prend le temps de se laisser expliquer la réalité des chiffres migratoires.
C’est très facile d’attiser la haine, mais c’est beaucoup plus compliqué d’expliquer et d’argumenter.
S&F : D’où vient cette peur des migrants et, plus largement, cette peur de l’Autre ?
F.DeS. : La réponse relève de l’anthropologie. Dans un raisonnement darwinien, il y a quelque chose de logique a priori à ce que les gens se méfient de l’Autre. Au cours de son évolution, l’Homme a été contraint de s’en protéger, de le considérer d’abord comme une menace et de ne pas lui accorder de suite sa confiance pour éviter d’être éliminé, afin de survivre et de transmettre ses gènes. Nous ne sommes jamais que des descendants de primates qui avons encore des cerveaux fonctionnant comme il y a 50 000 ou 100 000 ans. Aujourd’hui, l’étranger est d’abord vu comme une menace sans doute parce que nous avons l’impression que ses différences vont éventuellement faire disparaître notre spécificité. La peur des migrants est d’abord une peur de dilution identitaire, qui existe partout dans le monde. La durée de vie de l’être humain est extrêmement courte et il s’accroche à ce qu’il croit être homogène, éternel et immuable dans son identité comme une couleur de peau, une religion, une conception de la vie et du monde, une langue ou une nationalité. Or, tous ces facteurs s’interpénètrent et s’influencent en permanence. Le migrant est le symbole de ce brassage continuel. Par ailleurs, nous avons construit une culture basée sur les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, et c’est intéressant de voir à quel point nous nous y accrochons.
S&F : Comment peut-on aider à dépasser cette peur pour déconstruire les stéréotypes et les lieux communs sur l’Autre ?
F.DeS. : La peur est irrationnelle ; c’est un sentiment qu’on ne maîtrise pas. Des études montrent qu’il est très difficile de convaincre quelqu’un qui n’a absolument pas envie d’être convaincu parce qu’il fait corps avec sa peur et qu’il y trouve un continuum de lui-même. En revanche, de nombreuses personnes sont prêtes à écouter des arguments. Il faut donc trouver des moyens de leur transmettre des données objectives existantes de manière claire et simple. Parions sur l’intelligence des gens en évitant tout moralisme : il ne sert à rien de dire « le racisme, c’est mal ». Donnons-leur plutôt, de manière compréhensible, des éléments qui prouvent que les arguments racistes ne reposent sur aucun fondement scientifique, et donc rien de crédible. Expliquons pourquoi les flux migratoires sont systématiquement surévalués dans leur ampleur par rapport à la réalité et en quoi les migrants sont pour beaucoup source de richesse. Myria rend ainsi accessibles des informations sur les flux migratoires ou les droits fondamentaux des étrangers.
(…) plus un individu est loin d’une prétendue menace, plus il en a une vision abstraite ou cantonnée à celle que construisent les médias, et plus le risque d’en avoir une vision erronée faite de lieux communs est grand.
Et puis surtout, ce qui marche le mieux, c’est d’utiliser l’empathie, l’idée de se mettre à la place de l’Autre. Il s’agit d’expliquer les raisons pour lesquelles des personnes quittent leur pays natal, leur domicile – pour fuir la guerre, la misère ou plus simplement le désœuvrement – très souvent sans aucune gaieté de cœur, et de poser des questions simples (« qu’auriez-vous fait à leur place ? »). Quand un autochtone dialogue avec un réfugié en face à face, il y a beaucoup de stéréotypes qui tombent. D’ailleurs, plus un individu est loin d’une prétendue menace, plus il en a une vision abstraite ou cantonnée à celle que construisent les médias, et plus le risque d’en avoir une vision erronée faite de lieux communs est grand. En combinant ces deux facteurs (réalité des chiffres et empathie), on peut réaliser des actions efficaces.
< Retour au sommaire