• Henri Deleersnijder
    Henri Deleersnijder
    professeur d’histoire et essayiste

Laïcité, neutralité, impartialité : une question de sens

L’étymologie est une grande faiseuse de clarté. Partons donc d’elle pour tenter d’éclairer ou de simplement rappeler la signification de chacun des termes « laïcité », « neutralité » et « impartialité ». Même s’ils paraissent voisins au premier coup d’œil, ils n’en occupent pas pour autant le même champ sémantique.

Le premier d’entre eux, laïcité, dérive du grec laïcos dont le sens est « du laos », autrement dit « du peuple », par opposition à klerikos, c’est-à-dire le « clerc1». Le latin ecclésiastique laïcus, signifiant « ne faisant pas partie du clergé », s’est maintenu dans le sillage de cette acception primitive. Dès sa lointaine origine donc, le mot sert à distinguer l’espace public de la sphère religieuse.

Après des siècles de régimes théocratiques, Ferdinand Buisson, fondateur de la Ligue des droits de l’homme, crée réellement le vocable actuel de « laïcité », en 1871 exactement. Un peu plus de trois décennies plus tard est votée, en 1905, la loi française qui consacre la « séparation des Églises et de l’État ». Ainsi est entériné le principe selon lequel aucune hiérarchie religieuse n’a le droit d’exercer une autorité quelconque sur les institutions publiques et les citoyens d’un pays. Ce concept politique figure dans l’article Ier de la Constitution de la Ve République, mais non dans celle de la Belgique où s’applique une laïcité qualifiée de philosophique : il s’agit d’une attitude morale selon laquelle l’existence humaine peut très bien se mener sur la base d’un humanisme non confessionnel et du libre examen, exempts de toute soumission à un dogme et de toute transcendance divine.

Dérivé du latin médiéval neutralitas, le mot « neutralité » est issu de l’étymon neuter (« aucun des deux »), terme formé de la négation ne (« ni ») et du pronom uter (« lequel des deux » ou « l’un des deux »). Il évoque l’état d’une personne qui s’abstient de choisir ou, par exemple, la décision d’un État refusant de choisir son camp dans un conflit donné. La déclaration « Je ne veux pas prendre parti » résume un tel comportement.

la Belgique où s’applique une laïcité qualifiée de philosophique : il s’agit d’une attitude morale selon laquelle l’existence humaine peut très bien se mener sur la base d’un humanisme non confessionnel et du libre examen, exempts de toute soumission à un dogme et de toute transcendance divine.

Quand il s’agit de ne pas trancher entre deux opinions, cette attitude dénote une prudence d’esprit, voire une délicatesse du cœur : on assiste si fréquemment à des prises de position binaires chez quantité de quidams qui font fi de tout raisonnement préalable avant de couper court brutalement à tout échange, assénant leur jugement péremptoire avec un plaisir non dissimulé. Par contre, en face de l’inacceptable dicté par les appels insidieux de la cupidité ou de la haine, il ne peut être question de se réfugier dans le cocon de la neutralité, laquelle deviendrait alors le signe d’une coupable indifférence.

Si la neutralité peut se concevoir comme une position de retrait, l’impartialité, quant à elle, est liée à un choix positif, lequel suppose une prise de décision. Le latin pars (« part ») a donné au Moyen Âge le mot partialis, employé au sens de « factieux », et « partial » a désigné « ce qui est attaché à un parti ou à un parti pris ». Le mot partialitas, enfin, s’applique à « la tendance à accorder une préférence injustifiée », disposition à laquelle s’oppose l’impartialité, chargée d’une connotation laudative.

Cette exigence d’équité vaut évidemment d’abord en justice, pour des raisons évidentes : la balance de Thémis en constitue le symbole, le juge devant nécessairement peser sa décision. Cela vaut aussi en histoire. Les disciples de Clio, travaillant sur documents et témoignages, les soumettent à la critique selon une procédure rigoureuse, de façon à distinguer le vrai du faux et avant de se lancer à l’aide d’un savoir bâti sur les faits dans un récit destiné à rendre le passé intelligible. Ils ne doivent dès lors jamais succomber à des préférences idéologiques personnelles, instrumentalisation funeste qui serait à l’opposé de toute démarche historique digne de ce nom.

En observateur aigu des médias, de la télévision en particulier, le sociologue Pierre Bourdieu regrettait que les mots qui y ont cours dans le flux night and day de l’actualité ne faisaient pratiquement jamais l’objet d’une tentative de définition. C’est ce qu’il appelait l’ « indiscuté de la discussion ». C’est dire combien la volonté de faire le point sur la signification des termes « laïcité, neutralité, impartialité » a toute son utilité. De quoi dissiper les zones d’ombre qui les recouvrent trop souvent. Et favoriser un vivre ensemble apaisé.


  1. Cette étymologie, ainsi que les suivantes, est tirée du Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2006.
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