• Jean Blairon
    Jean Blairon
    expert associé
  • Philippe Mahoux
    Philippe Mahoux
    président au sein de l’asbl Réalisation, Téléformation et Animation

L’Éducation permanente et la construction collective de savoirs

Très souvent, en matière d’éducation perma­nente, la ques­tion de la construc­tion collec­tive de savoirs est réduite à une ques­tion de méthode : comment un groupe de citoyens peut-il, à l’aide d’un profes­sion­nel, produire une analyse collec­tive ? Sans nier qu’un tel proces­sus soit souvent perti­nent et parfois néces­saire, nous pensons que la ques­tion de la construc­tion collec­tive de savoirs perdrait beau­coup à s’y réduire.

Nous risquons, d’une part, en nous centrant exclu­si­ve­ment sur la parti­ci­pa­tion, de perdre l’essentielle dimen­sion critique et, d’autre part, d’envisager la ques­tion de la parti­ci­pa­tion elle-même d’une manière beau­coup trop étroite.

Par rapport à la dimen­sion critique, nos réfé­rences seront celles du socia­lisme démo­cra­tique tel que défini tout récem­ment par Alain Touraine à l’articulation de deux courants : « la confiance faite à l’esprit des Lumières et de la Répu­blique (…)1 » et « un atta­che­ment aussi absolu aux droits humains fonda­men­taux (…)2 ».

Une telle orien­ta­tion, pour­suit Touraine, « ne saurait davan­tage exis­ter sans contes­ter la domi­na­tion des tout-puis­sants, à savoir le pouvoir écono­mique des capi­ta­listes, le pouvoir poli­tique que les colo­ni­sa­teurs ont imposé aux peuples colo­ni­sés, le pouvoir cultu­rel que les hommes adultes ont imposé aux femmes et aux enfants3. »

Les visées de l’éducation perma­nente en la matière se défi­ni­ront par l’exercice de la critique visant à désa­lié­ner (en mettant en lumière comment les connais­sances peuvent servir la domi­na­tion), par la produc­tion des condi­tions et des méthodes permet­tant à chacun de produire du contenu.

La produc­tion des connais­sances dans une société qui se veut démo­cra­tique doit donc arti­cu­ler ces deux courants : en déve­lop­pant les savoirs, d’une part, mais, d’autre part, en recon­nais­sant que les connais­sances ne sont pas neutres et qu’elles ne peuvent être réser­vées à une partie de la popu­la­tion. Les visées de l’éducation perma­nente en la matière se défi­ni­ront par l’exercice de la critique visant à désa­lié­ner (en mettant en lumière comment les connais­sances peuvent servir la domi­na­tion), par la produc­tion des condi­tions et des méthodes permet­tant à chacun de produire du contenu. Il est donc impor­tant de ne pas cloi­son­ner les deux approches : la produc­tion scien­ti­fique de connais­sances ; la critique des produc­tions et la critique des condi­tions de cette production.

Flickr​.com – Open Knowledge

Si nous abor­dons cette fois la ques­tion de la parti­ci­pa­tion, nous pensons qu’il est essen­tiel de se réfé­rer à la nature de nos démo­cra­ties tech­niques, telles qu’elles sont défi­nies notam­ment par Michel Callon. Pour lui, les sciences et les tech­niques produisent des inven­tions de labo­ra­toire qui peuplent et formatent nos quoti­diens. Leur gestion par les insti­tu­tions dont nous dispo­sons montre vite ses limites. Il est donc essen­tiel de faire parti­ci­per les collec­tifs de citoyens aux contro­verses qui sont posées par ces inven­tions4.

Cette parti­ci­pa­tion se vit à au moins trois niveaux5 : l’identification ou la formu­la­tion de problèmes inaper­çus ou négli­gés, la produc­tion de connais­sances elle-même (M. Callon et al. ont cette formule : « S’asseoir à la table des experts, même si on n’y a pas été convié6 ») et l’insertion des inven­tions et des connais­sances dans la société (par exemple en réflé­chis­sant aux « usages sociaux » des théories).

On peut dire dans ce contexte que l’éducation perma­nente joue un rôle socié­tal. Mais il importe de noter que les iden­ti­tés des uns et des autres ne sortent pas indemnes de cette « coopé­ra­tion conflic­tuelle » : les groupes de citoyens se doivent de dépas­ser l’expression pour s’imposer des procé­dures et se confron­ter à des règles de produc­tion de savoirs ; les scien­ti­fiques doivent écou­ter les groupes concer­nés, les problèmes qu’ils exposent, les parti­ci­pa­tions qu’ils entre­prennent, les vigi­lances auxquelles ils appellent. C’est le prix à payer pour que s’articulent la croyance en l’esprit des Lumières et l’attachement aux droits fonda­men­taux, qui nous conduit à recher­cher plus d’égalité et de liberté, en criti­quant toutes les formes de domi­na­tion, en produi­sant un savoir engagé.


  1. « Autre­ment dit à la moder­nité, qui repose sur l’universalisme de la pensée et de l’action, sur la croyance en la raison, et en parti­cu­lier en la pensée scien­ti­fique et en ses appli­ca­tions tech­no­lo­giques. » A. Touraine.
  2. « La liberté et l’égalité fonda­trices, auxquelles on a adjoint d’abord la frater­nité puis, à l’époque indus­trielle, la soli­da­rité, que j’appelle, avec tant d’autres aujourd’hui, la dignité de l’être humain. » A. Touraine.
  3. A. Touraine, Le nouveau siècle poli­tique, Paris, Seuil, octobre 2016, p. 11–12.
  4. M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthes, Agir dans un monde incer­tain, Essai sur la démo­cra­tie tech­nique, Paris, Seuil, 2001, p. 23.
  5. Pour des illus­tra­tions et un déve­lop­pe­ment, voir P. Mahoux et J. Blai­ron, Éduca­tion perma­nente et produc­tion de connais­sances, www​.inter​mag​.be
  6. M. Callon et al., op.cit., p. 123.
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