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Pierre Reman,
économiste, professeur et directeur de la FOPES de l’UCL
Croissance : sortir la sécurité sociale de l’ornière
Économiste, professeur et directeur d’une faculté ouverte, Pierre Reman a réfléchi et publié à propos des modèles de gestion à l’échelle de l’État, dont la sécurité sociale. Il nous présente sa vision de la situation et d’un avenir possible.
Salut & Fraternité : Les discours politiques et médiatiques parlent souvent d’une crise de la sécurité sociale. Quel portrait feriez-vous de cette crise ?
Pierre Reman : Des analystes comme Pierre Rosanvallon parlent de cette crise depuis 30 ans. Selon lui, elle est triple. C’est d’abord une crise financière : il est difficile pour l’État d’équilibrer ses recettes, prélevées sur des salaires qui stagnent, et ses dépenses, surtout les pensions et la santé. Pourtant, en Europe occidentale et notamment en Belgique, la proportion du produit intérieur brut (PIB) consacrée à la protection sociale reste stable : environ 30 %. C’est aussi une crise d’efficacité : malgré cette part constante du gâteau les problèmes continuent, empirent parfois. 15 % de la population belge est en situation de pauvreté monétaire – dettes, difficultés financières, etc. – et quelque 6% en situation de privation matérielle grave, devant choisir entre manger correctement ou avoir un logement décent. Enfin, c’est une crise de légitimité : aujourd’hui, pour beaucoup, la sécurité sociale est une machine de redistribution froide. Une partie de la population ne la voit plus comme un effort collectif mis en place par les citoyens eux-mêmes. Nous avons perdu de vue le projet politique qui l’a fait naître.
De nouveaux modèles commencent à surgir, mais restent théoriques alors que des initiatives citoyennes éclosent un peu partout. Les propositions politiques concrètes commencent peu à peu à voir le jour mais les mettre en place demandera une période de transition.
S&F : Notre modèle de sécurité sociale actuel se base sur une croissance économique continue. Aujourd’hui, cette croissance ralentit. Que risque-t-il d’arriver ?
P.R. : Ce modèle a été mis en place à une époque de croissance économique et technique sans précédent. C’était un pacte social : l’industrie allait augmenter sa productivité pourvu que les fruits de celle-ci soient répartis équitablement. Le projet était de réduire les inégalités et démocratiser la société. Mais aujourd’hui la croissance économique ralentit. En réaction, de nouvelles idées apparaissent, comme mêler l’écologie au social ou redéfinir le bien-être en dépassant le seul confort matériel. Bien géré, un recul ou un tassement de la croissance pourrait impulser une réflexion sur le sens de la richesse, de la prospérité, du bien-être. Par exemple, on pourrait se demander si la course à la compétitivité vaut le prix des maladies psychosociales qu’elle provoque : stress, dépression, burnout… Ou encore, la voiture est-elle bien la liberté qu’elle prétend être, quand on commence à mesurer ses conséquences réelles : pollution grave, particules fines cancérigènes, mortalité par accidents en augmentation, perte d’heures dans les bouchons… De nouveaux modèles commencent à surgir, mais restent théoriques alors que des initiatives citoyennes éclosent un peu partout. Les propositions politiques concrètes commencent peu à peu à voir le jour mais les mettre en place demandera une période de transition.
S&F : À quoi ressemblerait cette transition ?
P.R. : Difficile à dire ! Sûrement développer un projet égalitaire beaucoup plus radical. Le pari, à l’origine, était de tirer tout le monde vers le haut. Les plus forts allaient s’enrichir les premiers, mais ensuite toute la société verrait sa condition s’améliorer dans leur sillage. Aujourd’hui, cet effet de locomotive fonctionne moins et, on constate des résistances de plus en plus fortes à tout projet visant à faire progresser la justice sociale. Les écarts s’accroissent entre les régions et les quartiers riches et pauvres, entre les cadres et les travailleurs qualifiés et les travailleurs faiblement qualifiés, entre la fortune des uns et la précarité des autres. En période d’incertitude, de crise, se manifeste une tendance à se replier sur ses privilèges, à rester entre gens de même classe sociale. C’est ce que des sociologues appellent « le chauvinisme du bien-être ». Or ce qu’il nous faut, c’est au contraire plus de vivre ensemble, qu’on le veuille ou non ! Et ce vivre ensemble, nous devons l’organiser démocratiquement. L’enjeu est de taille car aujourd’hui, ce chauvinisme du bien-être a le vent en poupe. Les forces politiques, sociales et culturelles qui le combattent éprouvent des difficultés à renouveler leur pensée et à convaincre. Il y a tout un travail idéologique et politique à accomplir.
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