-
Bruno Frère,
chercheur Qualifié du FNRS, il enseigne à l’Université de Liège et à Sciences Po Paris
Quelle unité politique contre l’idéologie managériale ?
Aujourd’hui les gouvernements nous promettent l’austérité comme étant une adaptation nécessaire, inéluctable. Arguant du bon sens, s’impose l’obligation de mieux gérer les deniers publics « en bon père de famille ». Mais ce discours qui se veut simplement « réaliste » n’est en réalité qu’un mode d’interprétation idéologique (parmi d’autres) de la réalité. Il se fait le vecteur d’un nouveau mode de domination, managérial, qui subordonne en quelque sorte le politique à l’économique.
Il n’y a plus d’opinion à faire valoir que sur le choix des « gestionnaires » de nos destins. Dans cette logique, la politique n’a plus aucun sens ! C’est accepter, comme l’a dit Luc Boltanski1, que la démocratie n’ait plus droit de cité puisque un seul principe est avancé pour organiser et guider la société : la « nécessité » (de la situation économique) face à laquelle il faut impérativement s’adapter par la rigueur et l’austérité. à quoi bon oser la manifestation d’une opinion dans la rue dès lors que nous n’avons « pas le choix » ? Ce nouveau modèle managérial de domination, valorisé dans ce que l’on pense être son « pragmatisme », joue sur la peur pour éradiquer la possibilité du politique : « ne contestez pas car si nous n’agissions pas en ce sens – et exclusivement en ce sens – ce serait pire. Et les grèves, ralentissant la productivité, ne feront que nous précipiter plus vite dans le mur ». Ce pragmatisme et ce réalisme là sont des idéologies au même titre que les autres, dans l’absolu ni pires ni meilleures que les autres. Simplement elles mettent la technicité au pouvoir pour évincer la possibilité de choix collectifs.
Ce nouveau modèle managérial de domination, valorisé dans ce que l’on pense être son « pragmatisme », joue sur la peur pour éradiquer la possibilité du politique : « ne contestez pas car si nous n’agissions pas en ce sens – et exclusivement en ce sens – ce serait pire.
La manifestation consacre la prévalence du geste politique et interpelle nos responsables. Elle reste un langage politique dans un monde qui voudrait pouvoir s’en passer puisque la « bonne gouvernance » (avec ses cortèges d’experts et d’évaluateurs) doit, dans sa logique gestionnaire, se suffire à elle-même. Ceci étant dit, personne n’est dupe et chacun sait que s’en tenir à des slogans verbaux dans la rue est partiellement contre-productif puisque cela n’affecte en rien « la mégamachine », pour reprendre l’expression de Serge Latouche2. Beaucoup d’activistes pensent remarquer, dans son sillage, que ce sont les institutions du capitalisme financier qu’il convient aussi d’aller gripper : les places financières, le FMI, la Banque Mondiale, les systèmes de transactions financières… On peut mesurer d’ailleurs la justesse de cette prise de conscience à la réaction desdites institutions : il n’a pas fallu longtemps à la police pour évacuer par la force Wall Street de ses Indignés. Dès lors qu’une manifestation ne dérange que le citoyen lambda, sans miner nullement les dispositifs de dominations, ne faut-il pas aussi réfléchir (avec ce citoyen) aux actions plus directes qu’il conviendrait de lui adjoindre vers l’émancipation ?

La manifestation reste une épine politique dans un corps social que l’on croit pouvoir soigner par la seule cure managériale. Mais disons que d’autres modes d’engagement sont également nés pour pallier ses carences : les altermondialistes, les tenants d’une économie alternative ou de la décroissance, plus récemment justement les Indignés, etc. Ils regroupent des individus sur une base plus restreinte et des objectifs précis dans une démarche souvent plus morale que politique : le respect de l’environnement, la défense des sans-papiers, le respect des droits de l’homme, la famine, le soutien de petits paysans au nord ou au sud, etc. Comme l’a montré Jacques Ion, ces formes d’engagement conviennent mieux à une société plus individualisée : un engagement plus light, moins chronophage, une contestation plus personnalisée, moins générale. On s’engage à la carte, sans se sentir « obligé » par une organisation spécifique et l’imaginaire qu’elle charrie comme c’était le cas lorsque l’on s’engageait dans des syndicats ou des partis politiques aux idéologies marxistes ou maoïstes. Au bout du compte, cette forme d’engagement est le négatif photographique de l’engagement dans le capitalisme contemporain pour ses cadres : elle est flexible. C’est ce qui en fait, à mon avis, la puissance… et la fragilité à la fois. Les luttes de Greenpeace, de MSF, d’Amnesty International, de No Vox, etc rassemblent toujours davantage de militants et de bénévoles qui veulent être efficaces ici et maintenant sans plus croire aux lendemains qui chantent (ce qui est heureux d’ailleurs car on a pu voir dans l’Union Soviétique stalinienne du communisme « réel » combien ces lendemains ont en réalité relevé du cauchemar dès lors que l’on a voulu les imposer par la force). Mais au-delà de l’indignation morale qui pousse les uns et les autres à s’y investir quels sont les modes d’expression, les relais politiques ? Les grands progrès sociaux ne sont jamais advenus par de la bonne volonté morale mais par le recroisement d’intérêts bien compris de groupes sociaux dans une lutte politique déclarée. Or aujourd’hui force est de constater que s’il existe un tel fossé entre représentants et société civile, c’est aussi parce que les manifestations indignées de celle-ci peinent à transiter de la diversité sociale et du pathos moral qui les caractérisent à la formalisation d’une lutte et d’un logos politique commun.
- De la critique, Paris, Gallimard, 2009
- La mégamachine, raison techno-scientifique, raison économique et mythe du progrès, Paris, MAUSS/La découverte, 1995.