• Gaëlle Jeanmart
    docteur en philosophie de l’ULg et membre fondateur de PhiloCité

Les droits de l’homme : un universalisme mystificateur ?

La réponse à cette ques­tion ne peut pas être aussi univoque que le titre le lais­se­rait peut-être entendre. L’évocation de ces droits est une façon de mettre en ques­tion les limites du pouvoir de l’état sur l’individu. Ce n’est alors pas le contenu de ces droits, mais leur enjeu formel qui ouvre ce questionnement.

À côté de la défense d’un certain nombre de droits, la Décla­ra­tion univer­selle vise à garan­tir un cadre légal strict qui empêche les abus dans l’application de la loi : la sécu­rité juri­dique protège les indi­vi­dus des évolu­tions de la loi, la publi­cité des lois permet à chacun d’agir en connais­sance de cause et l’égalité devant la loi signi­fie que si une caté­go­rie est visée par une loi, aucun membre de cette caté­go­rie ne peut être excepté de l’application de la loi.

À côté de ces prin­cipes formels, les droits de l’Homme défendent aussi des valeurs, à commen­cer par l’individualisme, qui peuvent être consi­dé­rées comme des valeurs cultu­relles rela­tives. Elles sont l’expression d’une société ayant béné­fi­cié d’une chance histo­rique qui lui a permis de s’exporter. Elles sont aussi, à l’intérieur de cette société, l’expression d’une caste, la bour­geoi­sie, qui a sauve­gardé dans une décla­ra­tion dite pour­tant « univer­selle » son droit à la propriété ainsi qu’un suffrage censi­taire. L’universalisme de ces droits n’était que la jolie façade d’un inté­rêt de classe. Qu’en est-il aujourd’hui ? On peut répondre à cette ques­tion à partir d’une autre : quel courage demande encore la défense des idéaux d’égalité, de justice, de lutte contre la torture et l’arbitraire du pouvoir ? Le béné­fice de ces droits n’est-il pas telle­ment flagrant pour nous que défendre cette idéo­lo­gie ne serait rien d’autre que de l’intérêt bien compris ?

(…) les droits de l’Homme défendent aussi des valeurs, à commen­cer par l’individualisme, qui peuvent être consi­dé­rées comme des valeurs cultu­relles rela­tives. Elles sont l’expression d’une société ayant béné­fi­cié d’une chance histo­rique qui lui a permis de s’exporter.

Dans son livre sur la Philo­so­phie des droits de l’homme, Guy Haar­scher propose une distinc­tion entre « mes » droits de l’homme et « les » droits de l’homme. L’universalisme des droits s’éprouve selon lui dans cette distinc­tion : « Ou bien je me tais, je préserve la sécu­rité et mes droits ( ) mais accepte par mon silence même l’oppression d’autrui ; dès lors, je me montre infi­dèle à l’universalisme de la morale des droits de l’homme ( ) ou bien je parle, je dénonce, j’agis, je résiste : dans ce cas, l’autre acquiert une mince chance de pouvoir jouir de ses droits ; mais, ici et main­te­nant, je me livre au dicta­teur et risque de faire que mes droits se conjuguent au passé de la nostal­gie »1 (Haar­scher, p. 122–123). Ce combat pour « les » droits montre la dimen­sion irré­duc­ti­ble­ment altruiste du courage de celui qui se bat pour les condi­tions de vie de ceux qui sont en-deçà de toute possi­bi­lité de contes­ta­tion. Cette posi­tion n’est pas non plus sans poser ques­tion. Celle des moti­va­tions de ce courage : qu’est-ce qui nous motive à ressen­tir comme scan­da­leuse l’humiliation d’un homme que nous ne connais­sons pas ? Comme le note G. Haar­scher, c’est encore notre héri­tage cultu­rel occi­den­tal, « le judaïsme et le chris­tia­nisme, ce mono­théisme qui nous fait placer la personne humaine, créée à l’image de Dieu, au-dessus des autres créa­tures, et consi­dé­rer ipso facto que toute atteinte à ses préro­ga­tives fonda­men­tales consti­tue un scan­dale contre la Créa­tion, contre l’ordre des choses, contre l’univers même » (Haar­scher, p. 126).

Quelles sont les moti­va­tions du courage qui nous pousse à ressen­tir comme scan­da­leuse l’humiliation d’un homme que nous ne connais­sons pas ? CC-BY-NC-SA quinn.anya – Flickr

Ceci dit, la valo­ri­sa­tion de l’Homme, avec un grand H, a beau être histo­ri­que­ment née du giron de la reli­gion chré­tienne, mérite-telle une critique radi­cale ? Au-delà du débat sur la laïcité de l’état, l’idée géné­rale d’humanité mérite cepen­dant une critique poli­tique comme celle propo­sée par A. Badiou : « Qui ne voit que dans les expé­di­tions huma­ni­taires, les débar­que­ments de légion­naires cari­ta­tifs, le supposé Sujet univer­sel est scindé ? Du côté des victimes, l’animal hagard qu’on expose sur l’écran. Du côté du bien­fai­teur, la conscience et l’impératif. Et pour­quoi cette scis­sion met-elle toujours les mêmes dans les mêmes rôles ? »2 (Badiou, p. 14). Pour quali­fier l’idéologie univer­sa­liste à l’oeuvre dans l’humanisme des droits de l’homme, on peut emprun­ter à J. Rancière la notion de police. Rancière appelle police le dispo­si­tif par lequel les hiérar­chies sont évidentes, les partages établis entre maîtres et élèves, supé­rieurs et subor­don­nés. La police orga­nise l’ordre du visible : elle donne à voir et à entendre, main­te­nant dans l’ombre et le silence ce qui est consi­déré comme du bruit. Comment ne pas consi­dé­rer que l’humanisme bien pensant des droits de l’homme joue le rôle d’une police, en assu­rant la publi­cité d’un certain nombre d’actions dites huma­ni­taires et en se repo­sant sur le partage entre le bien­fai­teur actif et la victime passive, privée de parole comme elle est privée de droits ?

Comment ne pas consi­dé­rer que l’humanisme bien pensant des droits de l’homme joue le rôle d’une police, en assu­rant la publi­cité d’un certain nombre d’actions dites huma­ni­taires et en se repo­sant sur le partage entre le bien­fai­teur actif et la victime passive, privée de parole comme elle est privée de droits ?

Une victime est-elle par nature silen­cieuse de sorte qu’elle a besoin d’un porte-parole pour accé­der à la parole publique, comme si elle était un animal tout juste capable de grogner et de geindre ? Faut-il être un bour­geois occi­den­tal repu pour combattre pour les droits de l’Homme des « autres » ?


  1. G. Haar­scher, Philo­so­phie des droits de l’homme, Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 1987.
  2. A. Badiou, L’éthique. Essai sur la conscience du mal, Paris, Hatier, 1994.
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