• Giovanni Lentini
    responsable TV et radio de la FGTB wallonne

Médias et conflits sociaux : évolution du discours de la presse d’opinions au consensus télévisuel

Cette année, on célèbre le 50e anni­ver­saire du plus impor­tant conflit social du XXe siècle : les grèves de 60–61. Un point de repère inté­res­sant pour mesu­rer l’évolution du discours média­tique concer­nant les conflits sociaux.

Bref rappel. C’était une époque où la presse écrite domi­nait encore le paysage média­tique. Les opinions oppo­sées sur le conflit étaient expri­mées dans des jour­naux diffé­rents, des sup- ports distincts, physi­que­ment iden­ti­fiables. En clair, si vous ache­tiez la Wallo­nie de gauche, la défense des travailleurs était la ligne édito­riale et si vous ache­tiez par exemple la Libre Belgique de droite, les inté­rêts des patrons et du gouver­ne­ment étaient mis en avant.

En 50 ans, on est passé de la presse écrite d’opinions au consen­sus télévisuel.

En effet, depuis 1960, le tirage de la presse écrite est en régres­sion perma­nente et la presse de gauche a disparu dans la partie fran­co­phone du pays. La télé­vi­sion est deve­nue en 50 ans le média domi­nant. Toute l’info (les faits et les points de vue), passe par le même support, atté­nuant le clivage gauche droite, effa­çant même la diver­gence d’intérêts dont témoigne pour­tant par essence tout conflit social, au profit d’un consen­sus télé­vi­suel. Un consen­sus qui privi­lé­gie l’individu, l’émotion, l’instantané, le spec­ta­cu­laire et qui a du mal à appré­hen­der les conflits sociaux et de manière géné­rale, les phéno­mènes sociaux qui demandent raison­ne­ment, temps de réflexion et hiérar­chi­sa­tion de l’information.

Voici quelques éléments carac­té­ris­tiques du consen­sus télévisuel :

– Lors d’un conflit, la télé­vi­sion abuse de portraits indi­vi­duels (psycho­lo­giques) de travailleurs faisant passer au second rang la dimen­sion collec­tive du conflit.

–  Il en découle que l’émotion est privi­lé­giée au détri­ment des enjeux sociaux forts. Ressen­tir plutôt que comprendre telle est la devise. « Un témoi­gnage, du vécu, c’est mieux qu’un long discours » Que de fois, n’ai-je pas entendu cela de la bouche de profes­sion­nels de l’audiovisuel.

–  La télé­vi­sion a tendance à dévier le conflit travailleurs/patrons ou gouver­ne­ment vers un conflit travailleurs/usagers, mettant en évidence les incon­vé­nients pour l’usager, (qui doit par exemple prendre le train pour aller travailler) et sommant le délé­gué syndi­cal de s’expliquer. Et le pour­quoi du conflit ? Rien.

– La hiérar­chi­sa­tion de l’info donne aux faits divers spec­ta­cu­laires (par exemple un incen­die) la première place mais aussi plus de temps au JT que 100 000 personnes qui mani­festent contre l’austérité.

– Une mani­fes­ta­tion doit rester calme, sans débor­de­ments, sinon la télé­vi­sion n’adhère plus. En cas d’échauffourées, la télé­vi­sion est du côté de l’ordre, comme si des actes de violence (qu’il ne s’agit pas ici d’approuver) discré­ditent irré­mé­dia­ble­ment les raisons du conflit social.

Sous nos yeux, la montée en puis­sance d’internet favo­rise une conver­gence tech­no­lo­gique vers un média nouveau, mondia­lisé, aux mains d’entreprises privées (Google en tête), exacer­bant encore, je le crains, le consen­sus télévisuel.

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