• Jules Pirlot
    Jules Pirlot
    président du Centre des Archives du Communisme en Belgique (CArCoB).

La Commune… de Paris à Liège

L’opinion liégeoise est très divi­sée comme le reflète la presse de l’époque1. D’un côté, une série de feuilles des milieux anar­chistes, socia­li­sants ou de la gauche libé­rale radi­cale sont favo­rables à la Commune. De l’autre, les jour­naux catho­liques et libé­raux conser­va­teurs la haïssent.


Un offi­cier commu­nard vient mourir à l’hôpital de Bavière. Ce sont les libres penseurs liégeois qui s’occupent de ses funé­railles. En 1882, Louise Michel de retour du bagne est atten­due mais elle est expul­sée de Belgique. Chaque année les anar­chistes célèbrent la Commune par des banquets poli­tiques, des chants, des mani­fes­ta­tions et des meetings. Celui de 1886 va prendre une allure inattendue.

L’hiver est rude, la classe ouvrière souffre de mise en chômage (sans indem­ni­tés) et de la baisse des salaires que le patro­nat justi­fie par la néces­sité de main­te­nir la compé­ti­ti­vité en période de crise de ­surpro­duc­tion. Mais n’était-ce pas plutôt une crise de sous-consommation ?

Les anar­chistes liégeois convoquent une mani­fes­ta­tion le 18 mars à 19 heures place Saint-Lambert, pour se rendre place Delcour où doit se tenir un meeting dans une salle de bal2. Le bourg­mestre libé­ral, Julien d’Andrimont, auto­rise la mani­fes­ta­tion. Les anar­chistes qui n’ont pas encore commis d’attentats ne sont pas jugés dange­reux, en outre, ils sont peu nombreux. Toute­fois des gendarmes gardent l’hôtel de ville et la police surveille les gares.

Mais les ouvriers viennent en masse, à pied. Une grève des mineurs venait de commen­cer à Jemeppe. Le bourg­mestre s’apprêtait à souper avec Liszt, le grand musi­cien était en tour­née à Liège. Il a à peine le temps d’avaler quelques huîtres qu’on l’appelle d’urgence. Les mani­fes­tants sont bien plus nombreux que prévu. Haran­gués par Edouard Wage­ner qui appelle les crèves de faim à se servir, ils passent à l’action. Le premier commerce atta­qué est une boulan­ge­rie. Le cortège se disloque et ravage quelques rues commer­çantes puis se réunit place Delcour, à l’extérieur d’une salle déjà pleine où des orateurs socia­listes modé­rés appellent au calme tandis que les anar­chistes reven­diquent une action violente et saluent la Commune.

La garde civique bat le tambour et rassemble ses unités. Les gardes civiques étaient des volon­taires recru­tés dans la bour­geoi­sie et la petite bour­geoi­sie qui s’entrainaient le dimanche et devait suppléer aux forces de l’ordre et à l’armée. Elle est inopé­rante. Arri­vée par le pont de Commerce (aujourd’hui Kennedy), elle est bloquée rue des Pitteurs. Les émeu­tiers repassent le pont des Arches et pour­suivent leurs pillages au centre-ville ciblant cafés et restau­rants jusqu’au ­Trink-Hall. La garni­son de la Cita­delle entre en jeu. C’est l’armée qui se charge de la répres­sion. Les réver­bères restent allu­més toute la nuit. La foule se disperse. Wage­ner prend le train pour Hers­tal où il sera arrêté le matin.

La grève insur­rec­tion­nelle se répand dans les mines du bassin séré­sien. Un comité de crise siège au château de Seraing avec le direc­teur de Cocke­rill, le gouver­neur de la province et le géné­ral de la place. Il orga­nise la répres­sion. Les grévistes arrê­tés sont amenés à Liège par bateau pour être jugés. La prison Saint-Léonard est pleine, on les envoie dans d’autres prisons du royaume. Il y a des morts dont un curieux à sa fenêtre et une mère de famille, victimes de balles perdues. Le mouve­ment s’étend dans le Hainaut, plus violent encore et plus sauva­ge­ment réprimé par l’armée.

L’ordre règne mais la bour­geoi­sie a pris peur. Le parle­ment censi­taire (élu par les citoyens les plus riches) ordonne une commis­sion d’enquête qui débouche sur la néces­sité de réformes sociales. Une « semaine des œuvres sociales » se tient à Liège, avec la béné­dic­tion de l’Église. Le POB (Parti Ouvrier Belge) comprend que les mani­fes­ta­tions ne suffisent pas pour obte­nir le suffrage univer­sel, clé d’une légis­la­tion sociale, et prépare la première grève géné­rale poli­tique de 1893. Les libé­raux radi­caux l’emportent sur les doctri­naires conser­va­teurs et s’allient avec les socia­listes pour lutter ensemble pour le suffrage univer­sel et un ensei­gne­ment obli­ga­toire et laïque. La Commune de Paris a donc eu par rico­chet, un impact consi­dé­rable en Belgique. La révolte de 1886 a été un formi­dable accé­lé­ra­teur de l’histoire.

Retrou­vez ce récit au sein de l’exposition : En Lutte. Histoires d’émancipation à La Cité Miroir.


  1. Miche­line Zanatta, La Commune, réalité et mythe dans le milieu liégeois 1871–1886, Revue d’histoire moderne et contem­po­raine, 1972 (acces­sible en ligne).
  2. René Van Sant­ber­gen, Une bour­rasque sociale – Liège 1886, Commis­sion commu­nale de l’histoire de l’ancien Pays de Liège, 1969.
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