- Jules Falquet,
féministe, sociologue et maîtresse de conférence à l’Université de Paris Diderot
Capitalisme et imbrication des rapports sociaux
Le patriarcat est un système d’oppression des femmes. Mais il n’est pas le seul. Le capitalisme en est un autre. Jules Falquet, féministe matérialiste et sociologue, interroge les rapports et les influences des différents systèmes d’oppression des femmes. Son dernier ouvrage, Imbrication : femmes, classes et races dans les mouvements sociaux, est paru aux éditions du Croquant au mois de février dernier.
Salut & Fraternité : Vous êtes féministe matérialiste. Pouvez-vous expliquer ce que ce courant défend ?
Jules Falquet : C’est une vision du féminisme qui critique de manière très claire l’idéologie naturaliste et la naturalisation de l’oppression. Les hommes et les femmes sont deux classes sociales de sexe construites dans un rapport social structurel qui est organisé autour d’un enjeu matériel qui est, pour le dire brièvement, l’organisation, la division du travail au sens large, rémunéré ou non (travail domestique, travail émotionnel, travail procréatif, « travail sexuel » et travail productif de type rémunéré). Pour les féministes matérialistes, le sexe, comme la race, sont des constructions sociales, des rapports sociaux qui n’ont rien à voir avec la biologie. Ce sont des idées socialement construites à partir de situations concrètes d’oppression et d’exploitation. En parallèle au servage (Moyen Âge en Europe) et à l’esclavage (de plantation dans le cadre colonial, XVIIIe siècle), le féminisme matérialiste parle de rapports de sexage1. Au lieu de dire qu’il y a des différences biologiques sur lesquelles les sociétés organisent les inégalités, le féminisme matérialiste défend l’idée que les sociétés organisent diverses logiques de division du travail et que cette répartition crée des groupes sexisés, racialisés et classisés.

S&F : Le capitalisme est le système économique en place. A‑t-il eu une influence sur le patriarcat ?
J.F. : Le développement du capitalisme s’appuie sur un ensemble de logiques patriarcales qui lui préexistent, et qui malheureusement peuvent lui survivre, ainsi que sur un processus colonial intimement lié à la dimension du racisme. Nous sommes face à un système où s’imbriquent au moins trois types de rapports sociaux, tous très problématiques : les rapports sociaux de sexe (ou rapports de sexage), de race et de classe. La logique patriarcale et l’histoire coloniale constituent la grosse partie de l’iceberg qui est sous l’eau et la petite partie, celle que l’on voit, celle que l’on comprend et que l’on essaie de combattre (éventuellement), c’est le système capitaliste. Mais on ne peut le combattre que si on voit qu’il repose sur quelque chose de beaucoup plus vaste et historiquement préalable, que sont les rapports sociaux de sexe (patriarcat) et les rapports sociaux de race (histoire esclavagiste et coloniale).
S&F : Le néolibéralisme est donc un système patriarcal à la fois capitaliste et raciste. Pouvez-vous expliquer ?
J.F. : D’une part, le système économique néolibéral (c’est-à-dire la forme actuelle prise par le capitalisme) cherche sans cesse de nouvelles manières de s’enrichir, de créer du profit, de la plus-value et, au fur à mesure, il élargit ce qui peut faire l’objet du commerce. Le capitalisme cherche en permanence de nouvelles sources de plus-values et pour cela, il incorpore soit des nouveaux territoires physiques, comme les colonies, soit des nouveaux territoires économiques, des nouveaux marchés comme celui du tertiaire (secteur des services : l’éducation, la santé, les brevets sur le vivant, la propriété intellectuelle, etc. ). C’est une course en avant qui engendre une croissance du niveau d’exploitation en termes de classes, mais aussi des niveaux d’exploitation des secteurs sexisés et des secteurs racisés. C’est-à-dire la main‑d’œuvre à bas prix ou sans prix du tout.
D’autre part, aujourd’hui, la réorganisation du travail de reproduction sociale (en particulier le travail domestique, le travail émotionnel et le travail procréatif), la réorganisation du système financier et monétaire engendrent une augmentation des inégalités de sexe, de race et de classe qui ne peut se faire qu’au prix d’une très grande violence. Celle-ci se réorganise autour de diverses formes de guerres, plus ou moins conventionnelles : la guerre contre le terrorisme, contre les narcotrafiquants et de manière centrale contre les femmes, comme classe de sexe (dont les féminicides sont une expression brutale). La main‑d’œuvre féminine est centrale dans les nouvelles formes de travail car la plus grosse plus-value est réalisée sur leur travail. Elles font en effet l’objet d’une violence toute particulière pour les contraindre à réaliser ce travail au plus bas prix.
- Colette Guillaumin (1934–2017) est une sociologue française et une militante antiraciste et féministe. Figure importante du féminisme matérialiste, elle fait le parallèle entre le racisme et le sexisme, et donne le nom de « sexage » à l’appropriation d’une classe de sexe par une autre.