• Jules Falquet
    Jules Falquet
    féministe, sociologue et maîtresse de conférence à l’Université de Paris Diderot
Propos recueillis par Propos recueillis par Charlotte Collot

Capitalisme et imbrication des rapports sociaux

Le patriar­cat est un système d’oppression des femmes. Mais il n’est pas le seul. Le capi­ta­lisme en est un autre. Jules Falquet, fémi­niste maté­ria­liste et socio­logue, inter­roge les rapports et les influences des diffé­rents systèmes d’oppression des femmes. Son dernier ouvrage, Imbri­ca­tion : femmes, classes et races dans les mouve­ments sociaux, est paru aux éditions du Croquant au mois de février dernier.

Salut & Frater­nité : Vous êtes fémi­niste maté­ria­liste. Pouvez-vous expli­quer ce que ce courant défend ?

Jules Falquet : C’est une vision du fémi­nisme qui critique de manière très claire l’idéologie natu­ra­liste et la natu­ra­li­sa­tion de l’oppression. Les hommes et les femmes sont deux classes sociales de sexe construites dans un rapport social struc­tu­rel qui est orga­nisé autour d’un enjeu maté­riel qui est, pour le dire briè­ve­ment, l’organisation, la divi­sion du travail au sens large, rému­néré ou non (travail domes­tique, travail émotion­nel, travail procréa­tif, « travail sexuel » et travail produc­tif de type rému­néré). Pour les fémi­nistes maté­ria­listes, le sexe, comme la race, sont des construc­tions sociales, des rapports sociaux qui n’ont rien à voir avec la biolo­gie. Ce sont des idées socia­le­ment construites à partir de situa­tions concrètes d’oppression et d’exploitation. En paral­lèle au servage (Moyen Âge en Europe) et à l’esclavage (de plan­ta­tion dans le cadre colo­nial, XVIIIe siècle), le fémi­nisme maté­ria­liste parle de rapports de sexage1. Au lieu de dire qu’il y a des diffé­rences biolo­giques sur lesquelles les socié­tés orga­nisent les inéga­li­tés, le fémi­nisme maté­ria­liste défend l’idée que les socié­tés orga­nisent diverses logiques de divi­sion du travail et que cette répar­ti­tion crée des groupes sexi­sés, racia­li­sés et classisés.

© Clau­dio Schwarz Purlz­baum – Unsplash

S&F : Le capi­ta­lisme est le système écono­mique en place. A‑t-il eu une influence sur le patriarcat ?

J.F. : Le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme s’appuie sur un ensemble de logiques patriar­cales qui lui préexistent, et qui malheu­reu­se­ment peuvent lui survivre, ainsi que sur un proces­sus colo­nial inti­me­ment lié à la dimen­sion du racisme. Nous sommes face à un système où s’imbriquent au moins trois types de rapports sociaux, tous très problé­ma­tiques : les rapports sociaux de sexe (ou rapports de sexage), de race et de classe. La logique patriar­cale et l’histoire colo­niale consti­tuent la grosse partie de l’iceberg qui est sous l’eau et la petite partie, celle que l’on voit, celle que l’on comprend et que l’on essaie de combattre (éven­tuel­le­ment), c’est le système capi­ta­liste. Mais on ne peut le combattre que si on voit qu’il repose sur quelque chose de beau­coup plus vaste et histo­ri­que­ment préa­lable, que sont les rapports sociaux de sexe (patriar­cat) et les rapports sociaux de race (histoire escla­va­giste et coloniale).

S&F : Le néoli­bé­ra­lisme est donc un système patriar­cal à la fois capi­ta­liste et raciste. Pouvez-vous expliquer ?

J.F. : D’une part, le système écono­mique néoli­bé­ral (c’est-à-dire la forme actuelle prise par le capi­ta­lisme) cherche sans cesse de nouvelles manières de s’enrichir, de créer du profit, de la plus-value et, au fur à mesure, il élar­git ce qui peut faire l’objet du commerce. Le capi­ta­lisme cherche en perma­nence de nouvelles sources de plus-values et pour cela, il incor­pore soit des nouveaux terri­toires physiques, comme les colo­nies, soit des nouveaux terri­toires écono­miques, des nouveaux marchés comme celui du tertiaire (secteur des services : l’éducation, la santé, les brevets sur le vivant, la propriété intel­lec­tuelle, etc. ). C’est une course en avant qui engendre une crois­sance du niveau d’exploitation en termes de classes, mais aussi des niveaux d’exploitation des secteurs sexi­sés et des secteurs raci­sés. C’est-à-dire la main‑d’œuvre à bas prix ou sans prix du tout.

D’autre part, aujourd’hui, la réor­ga­ni­sa­tion du travail de repro­duc­tion sociale (en parti­cu­lier le travail domes­tique, le travail émotion­nel et le travail procréa­tif), la réor­ga­ni­sa­tion du système finan­cier et moné­taire engendrent une augmen­ta­tion des inéga­li­tés de sexe, de race et de classe qui ne peut se faire qu’au prix d’une très grande violence. Celle-ci se réor­ga­nise autour de diverses formes de guerres, plus ou moins conven­tion­nelles : la guerre contre le terro­risme, contre les narco­tra­fi­quants et de manière centrale contre les femmes, comme classe de sexe (dont les fémi­ni­cides sont une expres­sion brutale). La main‑d’œuvre fémi­nine est centrale dans les nouvelles formes de travail car la plus grosse plus-value est réali­sée sur leur travail. Elles font en effet l’objet d’une violence toute parti­cu­lière pour les contraindre à réali­ser ce travail au plus bas prix.


  1. Colette Guillau­min (1934–2017) est une socio­logue fran­çaise et une mili­tante anti­ra­ciste et fémi­niste. Figure impor­tante du fémi­nisme maté­ria­liste, elle fait le paral­lèle entre le racisme et le sexisme, et donne le nom de « sexage » à l’appropriation d’une classe de sexe par une autre.
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