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Patrick Tort,
fondateur de l’Institut Charles Darwin International, lauréat de l’Académie des sciences, éditeur de l’œuvre complète de Darwin (Slatkine / Champion)
L’éthique darwinienne de l’altruisme
Ce qu’enseigne Darwin, c’est que la sélection naturelle ne s’est pas bornée à sélectionner, chez l’Homme vivant en groupe comme du reste chez tous les animaux, de simples variations organiques favorables à son adaptation physique, mais a sélectionné également des instincts susceptibles de développer des comportements qui affectent avantageusement la communauté de ses semblables. L’existence universelle, au sein de l’espèce humaine, du mode de vie social prouve que c’est ce mode d’existence qui a été retenu comme avantageux pour sa survie et son perfectionnement. L’histoire humaine montre ce mode de vie évoluant parallèlement à l’accroissement de la rationalité, et se combinant avec elle d’une manière de plus en plus fine à mesure que s’étend le lien socio-intellectuel de l’éducation.
Or les instincts sociaux, dont Darwin indique en toutes lettres dans La Filiation qu’ils furent eux aussi développés initialement par le jeu de la sélection naturelle (comme le sentiment de sympathie qui est leur conséquence psycho-sociale la plus significative), s’opposent au cours de leur renforcement – ainsi que le révèle l’état de civilisation – à la perpétuation du triomphe exclusif des « plus aptes » dans la lutte pour l’existence à l’intérieur des sociétés humaines : l’intrication évolutive consolidée des instincts sociaux, des services mutuels et des capacités rationnelles conjointement sélectionnées assure désormais dans l’humanité « civilisée » l’hégémonie des comportements marqués par l’altruisme et la solidarité, contrariant de la sorte les effets de disqualification ou d’élimination des moins aptes qui caractérisaient l’opération de la sélection aux époques archaïques.
À mesure que s’étendent, sous l’action de la sélection naturelle, l’emprise des instincts sociaux, la coopération, le pouvoir de la sympathie et l’activité des facultés rationnelles, le mécanisme sélectif lui-même entre en régression sous sa forme primitive. Cela peut être facile à comprendre si l’on considère que la civilisation, qui résulte de cette tendance évolutive, humanise le milieu au point que l’homme a de moins en moins besoin, pour y survivre, de maintenir l’intensité de sa lutte pour la vie. Cette idée, commune à Darwin et à Wallace, est celle de l’entrée en désuétude (pour inutilité croissante) du fonctionnement ancestral de la sélection naturelle (éliminatoire) au profit de formes atténuées (émulation, compétition pour les valeurs) qui demeurent utiles au perfectionnement du groupe – lequel se renforce par sa solidarité, et non plus par l’exclusion reproductive des « moins aptes ».
La sélection naturelle sélectionne la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle. Tel est le sens de ce que j’ai nommé l’Effet réversif de l’évolution.
- Site de l'Institut Charles Darwin
Patrick Tort développe ces thèmes notamment dans L’Effet Darwin (Seuil, « Points-Sciences »).