• Pierre Rigo
    Pierre Rigo
    biologiste à l’ULiège et animateur scientifique à l’Aquarium-Muséum de Liège
Propos recueillis par Arnaud Leblanc

La pratique scientifique pour cultiver l’esprit critique

Pierre Rigo est biolo­giste, spécia­lisé en biodi­ver­sité et écolo­gie. Assis­tant à l’Université de Liège, il met égale­ment sur pied des anima­tions sur diffé­rents thèmes scien­ti­fiques à l’Aquarium-Muséum de Liège, parmi lesquelles les théo­ries de l’évolution. Il partage avec nous son regard sur la trans­mis­sion de ce savoir.

Salut & Frater­nité : Quel est le sens de vos démarches d’animation scientifique ?

Pierre Rigo : Le point essen­tiel pour nous est de culti­ver l’esprit critique de notre public en l’initiant à la démarche scien­ti­fique. Ainsi, quand nous enta­mons une anima­tion sur Darwin et ses théo­ries, nous aimons nuan­cer et préci­ser sa pensée au regard de l’avancée scien­ti­fique dans le domaine. Pour y arri­ver, nous partons d’une feuille blanche. Nous invi­tons d’abord les personnes à oublier leurs idées précon­çues. Ensuite, sur base de situa­tions propo­sées, elles s’imprègnent de l’une ou l’autre théo­rie de l’évolution, comme le darwi­nisme ou le trans­for­misme de Lamarck, ou d’une théo­rie non-évolu­tion­niste, comme le catas­tro­phisme ou le créa­tion­nisme. Les anima­teurs les invitent fina­le­ment à confron­ter les argu­ments et à faire émer­ger l’esprit critique pour les amener à faire la diffé­rence entre un fait réel, scien­ti­fi­que­ment prouvé, et une croyance.

S&F : Comment ces anima­tions sont-elles reçues par le public ?

P.R. : Nous sommes confron­tés à des publics diver­si­fiés. En géné­ral, la théma­tique est bien reçue mais il existe quelques exemples, anec­do­tiques certes, mais éclai­rants, où la discus­sion était moins confor­table et pour­tant très riche. En 2009 par exemple, nous avons proposé une expo­si­tion spéci­fi­que­ment sur Darwin, son voyage et ses théo­ries. Je me souviens notam­ment d’une rencontre avec des adultes de confes­sion musul­mane parti­cu­liè­re­ment atten­tifs à la tradi­tion. Leur vision était très unila­té­rale et ils n’avaient pas ou peu entendu parler des théo­ries sur l’évolution. Le déca­lage était tel qu’un parti­ci­pant nous a même demandé si nous croyions vrai­ment en ce que nous racon­tions. Mais malgré la diver­gence de point de vue, la discus­sion était très ouverte. Nous avons ainsi pu présen­ter des théo­ries et des expli­ca­tions que ces personnes n’avaient jamais enten­dues aupa­ra­vant. Leur point de vue n’a certai­ne­ment pas été radi­ca­le­ment changé mais ils ont pu entendre un discours inédit pour eux.

Je forme égale­ment des ensei­gnants et plusieurs d’entre eux m’ont déjà confié leurs diffi­cul­tés d’aborder la théma­tique des sciences, parti­cu­liè­re­ment de l’évolution, avec certains publics dans des milieux socioé­co­no­miques défa­vo­ri­sés. Ce sujet rentre en contra­dic­tion avec la branche dure de certaines reli­gions, parti­cu­liè­re­ment quand les textes reli­gieux sont inter­pré­tés de façon un peu trop rigo­riste, un peu trop au premier degré.

Nous consta­tons dès lors que la démarche scien­ti­fique et les croyances font partie de deux mondes diffé­rents qui, pour­tant, peuvent faire consen­sus. Avec la science, nous tentons d’expliquer comment la vie a évolué, et les reli­gions et les croyances peuvent suggé­rer un pour­quoi. Là où le bât blesse, c’est dans la compré­hen­sion grand public du concept de « théo­rie ». Habi­tuel­le­ment, ce terme est souvent inter­prété comme marqué d’incertitude. Cela donne beau­coup moins de poids dans le débat face à des véri­tés assé­nées telles que propo­sées par les croyances.

CC-BY-NC-SA Flickr​.com – Willia­mette Biology

S&F : Comment inter­pré­tez-vous cette fric­tion entre sciences et croyances ?

P.R. : Le sujet de discorde, à mon sens, est souvent le même : c’est la place de l’humain au sein du règne animal. L’humain mis de côté, rares seraient celles et ceux qui contes­te­raient l’évolution des espèces. Mais, que ce soit à l’époque de Darwin ou dans les propos de certains évan­gé­listes aux États-Unis aujourd’hui, le plus diffi­cile est de faire accep­ter que l’humain est une espèce animale comme tant d’autres et qu’elle n’est pas au-dessus des autres dans le règne du vivant. À l’époque, Darwin a été fort décrié car l’Église occu­pait une place prépon­dé­rante en Angle­terre. Ses écrits allaient à l’encontre d’interprétations de certains textes reli­gieux. Du coup, il a subi de nombreux procès d’intention. Mais, en bon scien­ti­fique, il ne voulait pas impo­ser ses idées, il voulait simple­ment les exposer.

En tant qu’animateur scien­ti­fique, l’objectif est de pouvoir commu­ni­quer la part des choses entre d’un côté, ce que la science peut et veut expli­quer et de l’autre, les croyances person­nelles. Il existe de très grands scien­ti­fiques et de très grands évolu­tion­nistes qui ont des croyances très profondes. Ce n’est pas incom­pa­tible mais quand la croyance empiète sur la science, ou vice versa, cela amène des conflits.

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