- Jean-Louis Gilissen,
avocat
Une évolution du droit inquiétante pour les droits et libertés
Maître Gilissen est avocat inscrit au barreau de Liège. Il se définit comme un avocat « bicéphale », d’abord à Seraing comme homme de loi actif à l’échelon du quartier, principalement au service d’hommes et de femmes confrontés à des problèmes humains, ensuite, actif devant des juridictions internationales, comme le Tribunal international pour le Rwanda ou la Cour pénale internationale. À la demande des Territoires de la Mémoire, il travaille sur un ouvrage sur l’évolution des droits et libertés au niveau juridique.
Salut & Fraternité : Quel regard portez-vous sur l’évolution du droit en matière de droits et libertés ?
Jean-Louis Gilissen : La société donne souvent la parole aux hommes et aux femmes politiques mais il est important d’écouter également celles et ceux qui vivent concrètement les lois, d’écouter les personnes qui vivent le droit sur le terrain. Une chose est sûre : pour elles, la situation juridique a radicalement changé ces 20 dernières années.
J’observe d’abord qu’au-delà de la pratique devant les juridictions ou du droit pénal, il existe aujourd’hui un ensemble de peines déguisées, une façon de criminaliser des personnes et de les mettre au ban de la société. Je pense ici, par exemple, aux exclus du chômage : des milliers de personnes se sont retrouvées ainsi « criminalisées », punies ces dernières années. Elles ne l’ont pas été au sens pénal du terme mais au niveau de leurs droits sociaux à la suite de sanctions administratives.
Je constate ensuite que les lois de circonstance se multiplient, sans grand souci de leur qualité. La Belgique n’a jamais connu autant de lois correctrices. Elles sont publiées en étant éminemment contestées et, quand elles sortent leurs effets, on voit la société se fracturer. Ces lois sont souvent votées après un minimum de débats. Elles sont trop souvent liberticides et réductrices du droit des citoyens. Et, de façon inquiétante, les institutions sont prêtes à les appliquer, parfois en leur donnant une interprétation plus dure encore.

Je vois également des lois promouvoir l’exception au détriment de la règle. La question de la vie privée en est un bon exemple. Les repérages puis les écoutes téléphoniques ont sensiblement été étendus. Les mouvements bancaires peuvent être consultés plus facilement et, en pratique, le secret des lettres est devenu inexistant. Aujourd’hui près de 98 % du Code pénal ouvre la voie à ces pratiques. Potentiellement, il est permis d’écouter et de surveiller grosso modo tout le monde car il suffit d’avoir une suspicion pour que votre vie privée puisse être violée. D’abord, on nous a expliqué que c’était pour nous prévenir du grand banditisme, ensuite pour nous protéger du terrorisme et aujourd’hui de nombreux prétextes justifient encore cette extension. La prolongation de l’état d’urgence en France est frappante. On réduit les libertés démocratiques, la mesure est renouvelée à plusieurs reprises et l’exécutif y a mis soi-disant fin en l’instituant dans le droit général et commun, transformant ainsi les exceptions en règle.
S&F : Comment ces atteintes aux droits et aux libertés ont-elles pu gagner autant de terrain ?
J‑L.G. : Le monde a changé, ce qui a été producteur de richesses au sens large est désormais qualifié de dysfonctionnant et présenté comme tel à des personnes en perte de repères. La peur gagne les uns et les autres dans nos démocraties. En même temps, on réduit les droits et libertés au motif de la sécurité et, suprême effet pervers, nombreux sont celles et ceux qui en redemandent. Insensiblement, nous avons décidé de faire primer la sécurité sur la sureté.
S&F : Comment cela peut-il arriver en démocratie ?
J‑L.G. : En Belgique, il a fallu une résistance acharnée, même au sein des partis de la majorité, pour freiner le projet de loi sur les visites domiciliaires. Ce ne sont pourtant pas des ennemis de la démocratie qui étaient à l’écriture. La crise est de nature institutionnelle, culturelle même.
Derrière ces mouvements du droit, il y a une idéologie, une vision du monde en faveur de l’ordre : chacun à sa place, le travailleur au travail et le dirigeant à la barre avec le plus de libertés. C’est le grand retour de l’autorité, voire de l’autoritarisme au niveau politique, économique et intellectuel. Et parallèlement, on assiste à un véritable divorce entre une soi-disant « élite » et la « masse », entre ceux que l’on présente comme « les privilégiés » et les « experts » et, de l’autre côté, le « peuple ». C’est dramatique parce qu’en démocratie, les citoyens ont besoin de représentants à qui ils donnent mandat pour porter leurs aspirations. Sans cette union nécessaire entre les gens et leurs représentants, c’est d’une manière ou d’une autre la porte ouverte à la discorde, voire à la guerre civile.
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