• Jean-Louis Gilissen
    Jean-Louis Gilissen
    avocat
Propos recueillis par Arnaud Leblanc

Une évolution du droit inquiétante pour les droits et libertés

Maître Gilis­sen est avocat inscrit au barreau de Liège. Il se défi­nit comme un avocat « bicé­phale », d’abord à Seraing comme homme de loi actif à l’échelon du quar­tier, prin­ci­pa­le­ment au service d’hommes et de femmes confron­tés à des problèmes humains, ensuite, actif devant des juri­dic­tions inter­na­tio­nales, comme le Tribu­nal inter­na­tio­nal pour le Rwanda ou la Cour pénale inter­na­tio­nale. À la demande des Terri­toires de la Mémoire, il travaille sur un ouvrage sur l’évolution des droits et liber­tés au niveau juridique.

Salut & Frater­nité : Quel regard portez-vous sur l’évolution du droit en matière de droits et libertés ?

Jean-Louis Gilis­sen : La société donne souvent la parole aux hommes et aux femmes poli­tiques mais il est impor­tant d’écouter égale­ment celles et ceux qui vivent concrè­te­ment les lois, d’écouter les personnes qui vivent le droit sur le terrain. Une chose est sûre : pour elles, la situa­tion juri­dique a radi­ca­le­ment changé ces 20 dernières années.
J’observe d’abord qu’au-delà de la pratique devant les juri­dic­tions ou du droit pénal, il existe aujourd’hui un ensemble de peines dégui­sées, une façon de crimi­na­li­ser des personnes et de les mettre au ban de la société. Je pense ici, par exemple, aux exclus du chômage : des milliers de personnes se sont retrou­vées ainsi « crimi­na­li­sées », punies ces dernières années. Elles ne l’ont pas été au sens pénal du terme mais au niveau de leurs droits sociaux à la suite de sanc­tions administratives.

Je constate ensuite que les lois de circons­tance se multi­plient, sans grand souci de leur qualité. La Belgique n’a jamais connu autant de lois correc­trices. Elles sont publiées en étant éminem­ment contes­tées et, quand elles sortent leurs effets, on voit la société se frac­tu­rer. Ces lois sont souvent votées après un mini­mum de débats. Elles sont trop souvent liber­ti­cides et réduc­trices du droit des citoyens. Et, de façon inquié­tante, les insti­tu­tions sont prêtes à les appli­quer, parfois en leur donnant une inter­pré­ta­tion plus dure encore.

Parmi les nouvelles lois liber­ti­cides, le droit à la vie privée des indi­vi­dus a large­ment été mis à mal. Repé­rages, écoutes, il suffit d'une suspi­cion d'acte illé­gal pour que votre vie privée soit violée. © Unsplash – Natha­niel Dahan

Je vois égale­ment des lois promou­voir l’exception au détri­ment de la règle. La ques­tion de la vie privée en est un bon exemple. Les repé­rages puis les écoutes télé­pho­niques ont sensi­ble­ment été éten­dus. Les mouve­ments bancaires peuvent être consul­tés plus faci­le­ment et, en pratique, le secret des lettres est devenu inexis­tant. Aujourd’hui près de 98 % du Code pénal ouvre la voie à ces pratiques. Poten­tiel­le­ment, il est permis d’écouter et de surveiller grosso modo tout le monde car il suffit d’avoir une suspi­cion pour que votre vie privée puisse être violée. D’abord, on nous a expli­qué que c’était pour nous préve­nir du grand bandi­tisme, ensuite pour nous proté­ger du terro­risme et aujourd’hui de nombreux prétextes justi­fient encore cette exten­sion. La prolon­ga­tion de l’état d’urgence en France est frap­pante. On réduit les liber­tés démo­cra­tiques, la mesure est renou­ve­lée à plusieurs reprises et l’exécutif y a mis soi-disant fin en l’instituant dans le droit géné­ral et commun, trans­for­mant ainsi les excep­tions en règle.

S&F : Comment ces atteintes aux droits et aux liber­tés ont-elles pu gagner autant de terrain ?

J‑L.G. : Le monde a changé, ce qui a été produc­teur de richesses au sens large est désor­mais quali­fié de dysfonc­tion­nant et présenté comme tel à des personnes en perte de repères. La peur gagne les uns et les autres dans nos démo­cra­ties. En même temps, on réduit les droits et liber­tés au motif de la sécu­rité et, suprême effet pervers, nombreux sont celles et ceux qui en rede­mandent. Insen­si­ble­ment, nous avons décidé de faire primer la sécu­rité sur la sureté.

S&F : Comment cela peut-il arri­ver en démocratie ?

J‑L.G. : En Belgique, il a fallu une résis­tance achar­née, même au sein des partis de la majo­rité, pour frei­ner le projet de loi sur les visites domi­ci­liaires. Ce ne sont pour­tant pas des enne­mis de la démo­cra­tie qui étaient à l’écriture. La crise est de nature insti­tu­tion­nelle, cultu­relle même.

Derrière ces mouve­ments du droit, il y a une idéo­lo­gie, une vision du monde en faveur de l’ordre : chacun à sa place, le travailleur au travail et le diri­geant à la barre avec le plus de liber­tés. C’est le grand retour de l’autorité, voire de l’autoritarisme au niveau poli­tique, écono­mique et intel­lec­tuel. Et paral­lè­le­ment, on assiste à un véri­table divorce entre une soi-disant « élite » et la « masse », entre ceux que l’on présente comme « les privi­lé­giés » et les « experts » et, de l’autre côté, le « peuple ». C’est drama­tique parce qu’en démo­cra­tie, les citoyens ont besoin de repré­sen­tants à qui ils donnent mandat pour porter leurs aspi­ra­tions. Sans cette union néces­saire entre les gens et leurs repré­sen­tants, c’est d’une manière ou d’une autre la porte ouverte à la discorde, voire à la guerre civile.

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