• Pierre-Yves Hurel
    Pierre-Yves Hurel
    assistant et doctorant au département Médias, Culture et Communication de l’ULiège et membre du Liège Game Lab

Des jeux et des plaisirs : jouer dans la société

Étymo­lo­gi­que­ment, la « récréa­tion » est vouée à recréer la force de travail. Dans la même idée, le jeu est encore très souvent perçu et décrit comme une acti­vité à la légi­ti­mité douteuse à caser entre les acti­vi­tés sérieuses. Pour­tant, les jeux tradi­tion­nels, de plateau ou les jeux vidéo forment une pratique cultu­relle extrê­me­ment impor­tante. Il convient donc de cher­cher à en comprendre ses enjeux, au premier titre desquels la produc­tion du plaisir.


Qu’y a‑t-il de commun entre les échecs, Mario Bros et le poker ? Ces trois objets, bien que très diffé­rents, sont tous des jeux. Cette caté­go­rie est diffi­cile à défi­nir et ceux qui s’y essaient semblent toujours buter contre des cas limites diffi­ciles à clas­ser selon des critères univer­sels. C’est que ce qui « fait jeu » peut être très diffé­rent d’une personne à l’autre. Si on enlève tout ce qui est diffé­rent entre les jeux cités, il reste au moins une chose en commun : l’importance de l’incertitude et le rôle du joueur en face de cette dernière. Lors d’une partie d’échecs, le joueur doit plani­fier ses coups en fonc­tion des réac­tions incer­taines de son adver­saire – il s’agit d’un jeu de réflexion et de stra­té­gie. Au poker, cette dimen­sion est croi­sée avec une forte incer­ti­tude liée au hasard du tirage des cartes. Dans Mario Bros, enfin, la prin­ci­pale source de celle-ci est liée à la dexté­rité du joueur. Jouer, c’est donc d’abord avoir à gérer une incer­ti­tude, qu’il s’agisse de l’affronter, la maîtri­ser ou s’y abandonner.

Le joueur consi­dère une incer­ti­tude parti­cu­lière comme étant jouable. Ces incer­ti­tudes ne sont pas ludiques par essence, elles dépendent des goûts des joueurs.

Évidem­ment, il y a d’autres situa­tions qui présentent de l’incertitude : prendre l’avion, choi­sir un plat au restau­rant ou passer un examen sont des situa­tions incer­taines. La diffé­rence majeure est que celui qui joue prend plai­sir à gérer l’incertitude qui l’occupe. Le joueur consi­dère une incer­ti­tude parti­cu­lière comme étant jouable. Ces incer­ti­tudes ne sont pas ludiques par essence, elles dépendent des goûts des joueurs. Si un grand-père, qui aurait en horreur les jeux vidéo, accepte de parler de jeu quand il regarde son petit fils essayer de finir Mario Bros, c’est parce qu’il comprend que pour lui, gérer cette forme-là d’incertitude « fait jeu ». Inver­se­ment, le petit-fils en ques­tion recon­naî­tra par empa­thie que les mots fléchés sont ludiques pour son ainé. Socia­le­ment, nous avons donc besoin de nous mettre d’accord sur les incer­ti­tudes que l’on peut envi­sa­ger et consti­tuer comme étant ludiques, pour soi ou pour les autres.

Une fois cela posé, on peut mieux comprendre les paniques média­tiques régu­lières qui prennent pour objet des pratiques ludiques jugées comme étant déviantes. Dans la vie de tous les jours, de nombreux facteurs d’incertitudes sont source de stress et des situa­tions qui repré­sentent un danger doivent en consé­quence être envi­sa­gées sérieu­se­ment (ce n’est pas du jeu). Par exemple, quelqu’un qui pren­drait plai­sir à éviter les voitures en fonçant à l’envers sur l’autoroute pour­rait se penser en train de jouer – mais les normes sociales viennent sanc­tion­ner ce goût pour un jeu déviant qui met des vies en péril. Consi­dé­rer des incer­ti­tudes comme ludiques ou non consti­tue donc un enjeu de société. Pensons au jeu du foulard (qui consiste à s’asphyxier), à la roulette russe, ou encore aux jeux d’argent : toutes ces formes de jeu sont répri­mées pour main­te­nir l’ordre. Le jeu, lorsqu’il déborde des limites posées, peut être vu comme un facteur de chaos. Que la société y soit atten­tive est salutaire.

L’effet néga­tif de cette vigi­lance accrue est que le jeu dans son ensemble est souvent déva­lué. Il convien­drait de main­te­nir le jeu à une place secon­daire, entre les acti­vi­tés sérieuses qui, elles, restent légi­times. Lors de l’été 2016, les médias géné­ra­listes se sont empa­rés du sujet Poké­mon Go, un jeu sur smart­phone dans lequel le joueur doit se dépla­cer dans la ville pour trou­ver des petits monstres. Les uns se sont inter­ro­gés sur la santé mentale des joueurs, les autres se deman­daient s’il n’y avait pas des risques à ce que des personnes en train de jouer traversent les rues et occupent les parcs. Trop souvent, les jour­na­listes et experts média­tiques se sont pronon­cés sans avoir ni tenté l’expérience ni essayé de la comprendre. Le jeu vidéo est coutu­mier de ce genre de discours et, à chaque tuerie de masse, il se trouve quelqu’un pour mettre les jeux de tirs en cause, malgré l’absence de résul­tats scien­ti­fiques qui pour­raient venir soute­nir cette accusation.

Jouer consiste donc à adop­ter une atti­tude parti­cu­lière concer­nant des incer­ti­tudes que l’on recon­naît ou construit comme des sources de plai­sir poten­tiel, indi­vi­duel­le­ment ou socia­le­ment. C’est un régime d’expérience parti­cu­lier, au même titre que la concen­tra­tion sérieuse ou la méditation

Jouer consiste donc à adop­ter une atti­tude parti­cu­lière concer­nant des incer­ti­tudes que l’on recon­naît ou construit comme des sources de plai­sir poten­tiel, indi­vi­duel­le­ment ou socia­le­ment. C’est un régime d’expérience parti­cu­lier, au même titre que la concen­tra­tion sérieuse ou la médi­ta­tion. Condam­ner le jeu lorsque des abus sont obser­vés revien­drait, par exemple, à condam­ner la concen­tra­tion face à un crime commis de sang-froid. Au contraire, il serait salu­taire de tenter de prendre le jeu et ses plai­sirs au sérieux et de cher­cher à mieux les comprendre.


Aller plus loin :

  • Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Galli­mard, 1967.
  • Robert Hamayon, Jouer. Une étude anthro­po­lo­gique à partir d’exemples sibé­riens, La Décou­verte, 2012.
  • Pierre-Yves Hurel, L’amateurisme comme proces­sus au cœur de la culture vidéo­lu­dique, Carnet de jeu (Blog de recherche), 2017. URL : https://​wp​.me/​p​7​m​N​G​h​-dZ
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